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lui, et conseillèrent aux Athéniens d’admettre la demande, et de sauver ce suppliant. Démosthène ouvrit d’abord l’avis de renvoyer Harpalus, de peur de jeter la ville dans une guerre, pour un sujet injuste, et sans nécessité. Peu de jours après, comme on faisait l’inventaire des richesses, Harpalus s’aperçut que Démosthène considérait avec plaisir une coupe du roi, dont il admirait la ciselure et la forme : il le pria de la prendre dans ses mains, pour juger de ce qu’en pesait l’or. Démosthène, étonné du poids, demanda de combien elle était. « De vingt talents[1], » répondit Harpalus en souriant ; et, le soir même, à l’entrée de la nuit, il lui envoya la coupe avec les vingt talents. Harpalus s’entendait à juger, par l’épanouissement du visage et par la vivacité des regards, du caractère d’un homme et de son amour pour l’argent. Démosthène ne résista point à l’appât : frappé de ce présent, comme s’il eût reçu une garnison chez lui, le voilà tout dévoué aux intérêts d’Harpalus : il se rendit le lendemain à l’assemblée, le cou enveloppé de laine et de bandelettes ; et, comme on l’invitait à se lever et à dire son avis, il fit signe qu’il avait une extinction de voix. Les plaisants raillèrent à ce propos : « Notre orateur, dirent-ils, a été pris cette nuit, non d’une esquinancie, mais d’une argyrancie[2]. » Tout le monde sut bientôt le présent que lui avait fait Harpalus ; et, quand il voulut parler pour justifier sa conduite, le peuple refusa de l’écouter, et témoigna par des cris son indignation et sa colère. Alors un plaisant se leva, et dit : « Athéniens, refuserez-vous d’écouter celui qui tient la coupe[3] ? »

On renvoya d’Athènes Harpalus ; et, dans la crainte

  1. Environ cent vingt mille francs de notre monnaie.
  2. Du mot qui signifie argent.
  3. Allusion à l’usage des festins : celui à qui l’on avait passé la coupe devait chanter une chanson.