Page:Plutarque - Vies des hommes illustres, Charpentier, 1853, Tome 4.djvu/222

Cette page a été validée par deux contributeurs.

voyé en ambassade vers Jugurtha le Numide, il se laissa corrompre par l’argent du roi. Frappé, comme concussionnaire, par une sentence flétrissante, il vieillit dans l’ignominie, objet de la haine et du mépris du peuple.

Le peuple, au moment même du massacre, ne montra que faiblesse et consternation ; mais il ne tarda pas à faire connaître tout le regret que lui causait la mort des Gracques : il leur fit faire des statues qu’on dressa en public ; il consacra les lieux où ils avaient péri : on y allait offrir les prémices des fruits de chaque saison ; un grand nombre même y faisaient tous les jours des sacrifices, et s’y acquittaient de leurs devoirs religieux comme dans les temples.

Cornélie supporta, dit-on, son malheur avec beaucoup de constance et de grandeur d’âme ; et l’on rapporte qu’en parlant des édifices sacrés qu’on avait bâtis sur les lieux mêmes où ses enfants avaient été tués, elle ne dit que ces mots : « Ils ont les tombeaux qu’ils méritent. » Elle passa le reste de ses jours dans une maison de campagne près de Misène, sans rien changer à sa manière de vivre. Comme elle avait un grand nombre d’amis, et que sa table était ouverte aux étrangers, elle était toujours entourée d’une foule de Grecs et de gens de lettres ; les rois mêmes lui envoyaient et recevaient d’elle des présents. Tous ceux qui étaient admis chez elle prenaient un singulier plaisir à lui entendre raconter la vie et les actions de Scipion l’Africain, son père ; mais ils étaient ravis d’admiration lorsque, sans témoigner aucun regret, sans verser une seule larme, et comme si elle eût parlé de quelques personnages anciens, elle rappelait tout ce que ses fils avaient fait, tout ce qu’ils avaient souffert. Plusieurs de ceux qui l’entendaient croyaient ou que la vieillesse lui avait affaibli l’esprit, ou que l’excès de ses maux lui en avait ôté le sentiment ; mais c’était plutôt eux-mêmes qui manquaient de sens, d’ignorer combien