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m’ont fait perdre l’amitié de Platon. » Un de ces hommes qui se piquent d’être plaisants voulut se moquer de Denys ; en entrant chez lui, il secoua son manteau, comme on fait quand on entre chez un tyran. Denys lui rendit sa plaisanterie : « Tu recommenceras, lui dit-il, quand tu sortiras, afin de faire voir que tu n’emportes rien d’ici. » Philippe de Macédoine[1], étant à table avec lui, jeta malignement un mot dans la conversation sur les odes et les tragédies qu’avait laissées Denys l’Ancien, et feignit d’être surpris qu’il eût pu trouver le temps de les composer. « Il y employait, répondit spirituellement Denys, le temps que toi et moi, et tous les heureux du monde, nous passons à boire. » Platon ne vit pas Denys à Corinthe, car il était déjà mort. Mais Diogène de Sinope, la première fois qu’il le rencontra : « Que tu mérites peu, Denys, dit-il, de mener une telle vie ! » Denys s’étant arrêté : « Je te remercie, Diogène, lui répondit-il, de prendre part à mes malheurs. » « Eh ! quoi, reprit Diogène, tu prends cela pour de la compassion ! tu ne vois pas, au contraire, que je suis indigné de ce que toi, un si vil esclave, et si digne de vieillir et de mourir, comme ton père dans la tyrannie, tu vis au milieu de nous, dans les jeux et les délices ! » Quand je compare à ces paroles les plaintes que fait l’historien Philistus sur le sort des filles de Leptinès tombées, dit-il, du haut des opulentes félicités de la tyrannie, dans un état bas et obscur, je crois entendre les lamentations d’une femmelette regrettant ses parfums, ses robes de pourpre et ses bijoux d’or. Au reste, il m’a paru que ces mots de Denys n’étaient point hors de leur place dans des récits de Vies, et qu’ils ne déplairaient pas à des lecteurs qui ne seraient ni pressés ni occupés de plus grands soins. L’infortune de Denys était un événement bien extra-

  1. C’est le vainqueur de Chéronée et le père d’Alexandre.