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soldats qu’il livra, comme tout le reste, à Timoléon. Pour lui, ayant pris son argent, il s’embarqua avec quelques amis, à l’insu d’Icétas.

Il se rendit d’abord au camp de Timoléon ; et ce fut là qu’on le vit, pour la première fois de sa vie, réduit à une condition privée, et déchu de sa grandeur. Enfin on l’envoya à Corinthe sur un seul vaisseau, sans escorte, avec très-peu d’argent ; lui, né et élevé dans la plus florissante tyrannie et la plus grande qui eût jamais existé ; lui, qui l’avait d’abord occupée paisiblement pendant dix ans, et l’avait conservée douze autres années depuis l’expédition de Dion, mais troublée par des combats et des guerres. Les malheurs qu’il éprouva surpassèrent encore les maux qu’il avait fait souffrir aux Syracusains par sa tyrannie. Il avait vu ses fils périr à la fleur de leur âge, et ses filles violées ; sa femme, qui était aussi sa sœur[1] après avoir, vivante, servi aux brutales voluptés des ennemis, fut tuée avec ses enfants, et son corps jeté dans la mer. On en a le détail dans la Vie de Dion.

Lorsque Denys fut débarqué à Corinthe, il n’y eut Grec qui ne désirât de le voir et de lui parler. Ceux qui le haïssaient y couraient joyeusement pour jouir de sa disgrâce, et comme pour fouler aux pieds un homme que la fortune avait abattu ; les autres, adoucis par un tel revers, compatissaient à ses maux, et contemplaient dans sa personne un frappant exemple de ce pouvoir terrible et caché que les puissances divines exercent sur la fortune des faibles mortels. Ce siècle n’avait offert, en effet, aucun jeu ni de la nature ni de l’art comparable à ce coup du sort, qui montrait un homme, maître peu de jours auparavant de toute la Sicile, passant le temps dans Corinthe à s’entretenir avec une vivandière, ou

  1. Sophrosyné, sa sœur de père et sa femme, était fille de Denys l’Ancien et d’Aristomaque.