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un tel empire. Cependant il lui demanda encore s’il avait vu, après ce Tellus, un autre homme plus heureux que lui. Solon répliqua : « J’ai vu Cléobis et Biton. C’étaient deux frères, qui s’aimaient tendrement, et qui avaient pour leur mère une affection non moins profonde. Un jour de fête, comme les bœufs tardaient à venir, ils s’attelèrent eux-mêmes au joug, et ils traînèrent le char de leur mère au temple de Junon. La mère était ravie ; et tout le monde la félicitait d’avoir de tels enfants. Les deux frères, après le sacrifice et le banquet, allèrent se coucher ; mais, le lendemain, ils ne se levèrent pas : on les trouva qui avaient expiré, après une si glorieuse journée, d’une mort paisible et sans douleur. » Alors Crésus perdit patience : « Hé quoi ! dit-il, tu ne me comptes donc pas au nombre des hommes heureux ? » Solon, qui ne voulait ni le flatter ni l’irriter davantage, lui répondit : « Ô roi des Lydiens ! nous avons reçu de Dieu en partage, nous autres Grecs, toutes choses en une moyenne mesure ; surtout notre sagesse est ferme, simple, et pour ainsi dire populaire ; elle n’a rien de royal ni de splendide : son caractère, c’est cette médiocrité même. En nous faisant, voir la vie humaine agitée par des vicissitudes continuelles, cette sagesse ne nous permet ni de nous enorgueillir des biens que nous possédons nous-mêmes, ni d’admirer, dans les autres, une félicité que le temps peut détruire. Il n’est pas d’homme à qui l’avenir n’amène mille événements imprévus. Celui donc à qui les dieux ont accordé jusqu’à sa fin de la vie une constante prospérité, voilà le seul que nous estimions heureux. Mais l’homme qui vit encore, et qui est exposé à tous les périls de la vie, son bonheur est aussi incertain, aussi peu en son pouvoir, que le sont, pour l’athlète qui combat encore, la proclamation du héraut et la couronne. » Ces paroles affligèrent Crésus, mais ne le corrigèrent point ; et Solon se retira.

Le fabuliste Ésope était alors à Sardes, où Crésus l’a-