Page:Plutarque - Les oeuvres morales et meslees, trad Amyot, 1572.djvu/24

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gourmand, appella le fils de sa sœur Speusippus, et luy dit, Pren moy ce meschant icy, et me le va fouëtter, car quant à moy je suis courroucé. Mais quelqu'un me dira que ce sont choses bien malaisees à faire et à imiter. Je le sçay bien : toutefois il se faut estudier, à l'exemple de ces grands personnages-là, d'aller tousjours retrenchant quelque chose de la trop impatiente et furieuse cholere : car nous ne sommes pas pour nous egaler ny accomparer à eulx aux autres sciences et vertus non plus, et neantmoins comme estans leurs sacristains et leurs porte-torches, en maniere de parler, ordonnez pour monstrer aux homms les reliques de leur sapience, ne plus ne moins que si c'estoient des Dieux, nous essayons de les imiter, et suyvre leurs pas, en tirant de leurs faicts toute l'instruction qu'il nous est possible. Quant à refrener sa langue, pour ce que c'est le seul precepte des quatre que j'ay proposez qui nous reste à discourir, s'il y a aucun qui estime que ce soit chose petite et legere, il se fourvoye de grande torse du droict chemin : car c'est une grande sagesse, que se sçavoir taire en temps et lieu, et qui fait plus à estimer que parole quelconque : et me semble que pour ceste cause les anciens ont institué les sainctes cerimonies des mysteres, à fin qu'estans accoustumez au silence par le moien d'icelles, nous transportions la crainte apprise au service des Dieux à la fidelité de taire les secrets des hommes. Car on ne se repent jamais de s'estre teu, mais bien se repent on souvent d'avoir parlé : et ce que lon a teu pour un temps, on le peut bien dire puis apres : mais ce que lon a une fois dit, il est impossible de jamais plus le reprendre. J'ay souvenance d'avoir ouy raconter innumerables exemples d'hommes qui par l'intemperance de leur langue se sont precipitez en infinies calamitez entre lesquels j'en choisiray un ou deux, pour esclarcir la matiere seulement. Ptolomeus roy d'Egypte, surnommé Philadelphus, espousa sa propre sœur Arsinoé, and lors y eut un nommé Sotades qui luy dit, Tu fiches l'aiguillon en un pertuis qui n'est pas licite. Pour ceste parole il fut mis en prison, là où il pourrit de misere par un long temps, et paya la peine deuë à son importun caquet : et pour avoir pensé faire rire les autres, il plora luy mesme bien longuement. Autant en feit, et souffrit aussi presque tout de mesme, un autre nommé Theocritus, excepté que ce fut beaucoup plus aigrement. Car comme Alexandre eust escript et commandé aux Grecs, qu'ils preparassent des robbes de pourpre, pour ce qu'il vouloit à son retour faire un solennel sacrifice aux Dieux, pour leur rendre graces de ce qu'ils luy avoient ottroyé la victoire sur les Barbares. Pour ce commandement les villes de la Grece furent contraintes de contribuer quelque somme de deniers par teste : et lors ce Theocritus, « J'ay, dit-il, tousjours esté en doubte de ce qu'Homere appelloit la mort purpuree, mais à ceste heure je l'entens bien. » ceste parole luy acquit la haine et la malveuillance d'Alexandre le grand. Une autre fois pour avoir par un traict de mocquerie reproché au Roy Antigonus, qu'il estoit borgne, il le meit en un courroux mortel, qui luy cousta la vie : car aiant Eutropion maistre cueux du Roy esté elevé en quelque degré, et en quelque charge à la guerre, le Roy luy ordonna qu'il allast devers Theocritus pour luy rendre compte, et le recevoir aussi reciproquement de luy. Eutropion le luy feit entendre, et alla et vint par plusieurs fois vers luy pour cest effect, tant qu'à la fin Theocritus luy dit : « Je voy bien que tu me veulx mettre tout crud sur table, pour me faire manger à ce Cyclops. » reprochant à l'un qu'il estoit borgne, et à l'autre qu'il estoit cuisinier. Et lors Eutropion luy repliqua sur le champ, Ce sera doncques sans teste : car je te feray payer la peine que merite ceste tienne langue effrenee, et ce tien langage forcené. comme il feit, car il alla incontinent rapporter le tout au Roy, qui envoya aussi tost trencher la teste à Theocritus. Outre les susdits preceptes, il fauit encore de jeunesse accoustumer les enfans à une chose qui est tressaincte, c'est, qu'ils dient tousjours verité, pour ce que le mentir est un vice servil, digne d'estre de tous hay, et non

pardonnable