Page:Plutarque - Les oeuvres morales et meslees, trad Amyot, 1572.djvu/23

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partie memorative de l'ame ne sert pas seulement aux hommes à apprendre les lettres, mais aussi qu'elle vaut beaucoup aux affaires du monde : pour ce que la souvenance des choses passees fournit d'exemples pour prendre conseil à l'advenir. Au surplus il faut bien prendre garde à destourner les enfans de paroles sales et deshonnestes : Car la parole, comme disoit Democtitus, est l'ombre du faict : et les faut duire et accoustumer à estre gracieux, affables à parler à tout le monde, et saluër volontiers un chascun : car il n'est rien si digne d'estre hay, que celuy qui ne veut pas que lon l'abborde, et qui dedaigne de parler aux gens. Aussi se rendront les enfans plus amiables à ceux qui converseront autour d'eux, quand ils ne tiendront pas si roide, qu'ils ne veuillent du tout rien conceder és disputes et questions qui se pourront esmouvoir entre eux : car c'est belle chose de sçavoir non seulement vaincre, mais aussi se laisser vaincre quelquefois, mesmement és choses où le vaincre est dommageable : car alors la victoire est veritablement Cadmiene, comme lon dit en commun proverbe, c'est à dire, elle tourne à perte et dommage au vaincueur : de quoy j'ay le sage poëte Euripide pour tesmoing en un passage où il dit,

  Quand l'un des deux qui disputent ensemble
  Entre en courroux, plus advisé me semble
  Celuy qui mieux aime coy s'arrester,
  Que de parole ireuse contester.

Au reste ce dequoy plus on doit instruire les jeunes gens, et qui leur est de non moindre, voire j'ose bien dire de plus grande consequence, que tout ce que nous avons dit jusques icy : c'est, qu'ils ne soient delicats ne superflus en chose quelconque, qu'ils tiennent leur langue, qu'ils maistrisent leur cholere, et qu'ils ayent leurs mains nettes. Mais voyons particulierement combien emporte un chacun de ces quatre preceptes, car ils seront plus faciles à entendre en les mettant devant les yeux par exemples : comme, pour commancer au dernier, Il y a eu de grands personnages qui pour s'estre laissez aller à prendre argent injustement, ont respandu tout l'honneur qu'ils avoient amassé au demourant de leur vie : comme Gylippus Laced@emonien, qui pour avoir descousu par dessoubs les sacs pleins d'argent qu'on luy avoit baillez à porter, fut honteusement banny de Sparte. Et quant à ne se courroucer du tout point, c'est bien une vertu singuliere : mais il n'y a que ceux qui sont parfaittement sages qui le puissent du tout faire, comme estoit Socrates, lequel aiant esté fort outragé par un jeune homme insolent et temeraire, jusques à luy donner des coups de pied, et voyent que ceux qui se trouvoient lors autour de luy s'en courrouçoient amerement, et en perdoient patience, et vouloient courir apres : « Comment, leur dit-il, si un asne m'avoit donné un coup de pied, voudriez vous que je luy en redonnasse un autre ? » toutefois il n'en demoura pas impuny : car tout le monde luy reprocha tant ceste insolence, et l'appella lon si souvent et tant, le regibbeur et donneur de coups de pied, que finablement il s'en pendit et estrangla luy mesme de regret. Et quand Aristophanes feit jouër la Comedie qui s'appelle les Nuës, en laquelle il respand sur Socrates toutes les sortes et manieres d'injures qu'il est possible, comme quelqu'un des assistans à l'heure qu'on le farçoit et gaudissoit ainsi, luy demandast : « Ne te courrouces-tu point Socrates, de te voir ainsi publiquement blasonner ? » « Non certainement, respondit-il, car il m'est advis, que je suis en ce Theatre, ne plus ne moins qu'en un grand festin, où lon se gaudit joyeusement de moy. » Archytas le Tarentin et Platon en feirent tout de mesme : car l'un estant de retour d'une guerre, où il avoit esté Capitaine general, trouva ses terres toutes en friche : et feit appeller son receveur, auquel il dit, « Se je n'estois en cholere, je te battrois bien. » Et Platon aussi s'estant un jour courroucé à l'encontre d'un sien esclave meschant et