Page:Plutarque - Les oeuvres morales et meslees, trad Amyot, 1572.djvu/15

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plus fort que ce qui estoit selon nature. Mais ne voit-on qu'en cela seulement, combien peut le soing et la diligence ? Certainement il y a un nombre

infiny d'autres choses, esquelles on le peut clairement appercevoir. Une bonne terre, à faute d'estre bien cultivee, devient en friche : et de tant plus qu'elle est grasse et forte de soy-mesme, de tant plus se gaste-elle par negligence d'estre bien labouree : au contraire vous en verrez une autre dure, aspre, et pierreuse plus qu'il ne seroit de besoing, qui neantmoins, pour estre bien cultivee, porte incontinent de beau at bon fruict. Qui sont les arbres qui ne naissent tortus, ou qui ne deviennent steriles et sauvages, si l'on n'y prend bien garde ? à l'opposite aussi, pourveu que lon y ait l'oeil, et que lon y employe telle sollicitude comme il appartient, ils deviennent beaux et fertiles. Qui est le corps si robuste et si fort, qui par oysiveté et delicatesse n'aille perdant sa force, et ne tombe en mauvaise habitude ? et qui est la complexion si debile et si foible qui par continuation d'exercice et de travail ne se fortifie à la fin grandement ? Y a-il chevaux au monde, s'ils sont bien domtez et dressez de jeunesse, qui ne deviennent en fin obeïssans à l'homme pour monter dessus ? au contraire, si lon les laisse sans domter en leurs premiers ans, ne deviennent-ils pas farouches et revesches pour toute leur vie, sans que jamais on en puisse tirer service ? et de cela ne se faut-il pas esmerveiller, veu qu'avec soing et diligence lon apprivoise, et rend-on domestiques les plus sauvages et les plus cruelles bestes du monde. Pourtant respondit bien le Thessalien, à qui lon demandoit qui estoient les plus sots et les plus lourdauts entre les Thessaliens : « Ceux, dit-il, qui ne vont plus à la guerre. » Quel besoing doncques est-il de discourir plus longuement sur ce propos ? car il est certain, que les mœurs et conditions sont qualitez qui s'impriment par long traict de temps : et qui dira que les vertus morales s'acquierent aussi par accoustumance, à mon advis il ne se fourvoyera point. Parquoy je feray fin au discours de cest article, en y adjoustant encore un exemple seulement. Lycurgus, celuy qui establit les loix des Lacedemoniens, prit un jour deux jeunes chiens nez de mesme pere et de mesme mere, et les nourrit si diversement qu'il en rendit l'un gourmand et goulu, ne sçachant faire autre chose que mal : et l'autre bon à la chasse, et à la queste : puis un jour que les Lacedemoniens estoient tous assemblez sur la place, en conseil de ville, il leur parla en ceste maniere : « C'est chose de tresgrande importance, Seigneurs Lacedemoniens, pour engendrer la vertu au cœur des hommes, que la nourriture, l'accoustumance, et la discipline, ainsi comme je vous feray voir et toucher au doigt tout à ceste heure. » En disant cela, il amena devant toute l'assistance les deux chiens, leur mettant au devant un plat de soupe, et un liévre vif : l'un des chiens s'en courut incontinent apres le liévre, et l'autre se jetta aussi tost sur le plat de soupe. Les Lacedemoniens n'entendoient point encore où il vouloit venir, ne que cela vouloit dire, jusques à ce qu'il leur dit : Ces deux chiens sont nez de mesme pere et de mesme mere, mais ayans esté nourris diversement, l'un est devenu gourmand, et l'autre chasseur. Cela doncques suffise quant à ce poinct de l'accoustumance, et de la diversité de nourriture. Il ensuit apres de parler touchant la maniere de les alimenter et nourrir apres qu'ils sont nez. Je dis doncques, qu'il est besoing que les meres nourrissent de laict leurs enfans, et qu'elles mesmes leur donnent la mammelle : car elles les nourriront avec plus d'affection, plus de soing et de diligence, comme celles qui les aimeront plus du dedans, et comme lon dit en commun proverbe, dés les tendres ongles : Là où les nourrisses et gouvernantes n'ont qu'une amour supposee et non naturelle, comme celles qui aiment pour un loyer mercenaire. La nature mesme nous monstre que les meres sont tenues d'allaicter et nourrir elles mesmes ce qu'elles ont enfanté : car à ceste fin a elle donné à toute sorte de beste qui fait des petits, la nourriture du laict : et la sage Providence divine a donné deux tetins