Leur vie est par elle-même remplie de délices (ὁ βίος ϰαθ’ ἀυτὸν ἡδύς) : car le sentiment du plaisir (τὸ ἥδεσθαι) appartient à l’âme[1] et dire qu’un homme aime quelque chose, c’est dire que cette chose lui cause du plaisir ; ainsi, quiconque aime la justice, ou, en général, la vertu, y trouve de véritables jouissances. Il suit de là que les actions vertueuses sont des plaisirs, qu’elles sont à la fois bonnes et honorables, et qu’elles réunissent chacune de ces qualités au plus haut degré, si l’homme de bien sait les apprécier comme il faut ; et c’est ainsi qu’il en juge en effet. Le bonheur est donc ce qu’il y a de plus excellent, de plus beau et de plus agréable : car tout cela se trouve dans les actions les plus parfaites ; or, le bonheur est, à notre avis, ou la réunion de toutes ces choses, ou celle d’entre elles qui est la plus excellente.
Néanmoins, il semble qu’il faut y joindre encore les biens extérieurs[2] : car il est impossible, ou au moins fort difficile, de bien faire (ϰαλὰ πράττειν), quand on est entièrement dépourvu de ressources ; il y a même beaucoup de choses pour l’exécution desquelles des amis, des richesses, une autorité politique, sont comme des instruments nécessaires. La privation absolue de quelqu’un de ces avantages, comme de la naissance, le manque d’enfants, de beauté, gâte et dégrade en quelque sorte le bonheur. Car ce n’est pas un homme tout à fait heureux que celui qui est d’une excessive laideur, ou d’une naissance vile, ou entièrement isolé et sans enfants. Celui qui a des amis ou des enfants tout à fait vicieux, ou qui en avait de vertueux que la mort lui a enlevés, est peut être moins heureux encore. La jouissance de ces sortes de biens semble donc être un accessoire indispensable.... Le bonheur est, avons-nous dit, un emploi de l’activité de l’âme, conforme à la vertu ; et quant aux autres biens, les uns sont nécessaires pour le rendre complet, et les autres y servent naturellement comme auxiliaires, ou comme d’utiles instruments.... Les conditions du bonheur sont une vertu parfaite et une vie accomplie. En effet, la vie est sujette à bien des vicissitudes, à bien des chances diverses ; et il peut arriver que celui qui est au comble de la prospérité, tombe, en vieillissant, dans de grandes infortunes, comme les poëtes épiques le racontent de Priam. Or, personne ne vantera sans doute le bonheur de celui qui, après avoir éprouvé de tels revers, serait mort ensuite misérablement[3].
Si l’on s’attache à observer les vicissitudes de la fortune, on pourra souvent dire d’un même individu qu’il est heureux, et en-