Page:Plotin - Ennéades, t. I.djvu/510

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
369
PREMIÈRE ENNÉADE, LIVRE I.

« Quant aux affections[1] de l’âme [affections qui constituent son essence], on peut se demander si elles sont toutes sans exception communes au corps qui a l’âme, ou bien s’il n’y en a pas quelqu’une qui soit propre à l’âme exclusivement[2]. C’est là une recherche indispensable, mais elle est loin d’être facile. L’âme, dans la plupart des cas, ne semble ni éprouver ni faire quoi que ce soit sans le corps ; et, par exemple, se mettre en colère, avoir du courage, désirer et en général sentir[3]. La fonction qui semble propre surtout à l’âme, c’est de penser[4] ; mais la pensée même, qu’elle soit d’ailleurs une sorte d’imagination, ou qu’elle ne puisse avoir lieu sans imagination[5], ne saurait jamais se produire sans le corps[6]. Si donc l’âme a quelqu’une de ses affections ou de ses actes qui lui soit spécialement propre, elle pourrait être isolée du corps ; mais si elle n’a rien qui soit exclusivement à elle, elle n’en saurait être séparée[7]. C’est ainsi que le droit, en tant que droit, peut bien avoir des accidents, et, par exemple, il peut toucher en un point à une sphère d’airain ; mais cependant le droit séparé d’un corps quelconque ne touchera pas cette sphère ; c’est que le droit n’existe pas à part, et qu’il est toujours joint à quelque corps. De même toutes les modifications de l’âme semblent n’avoir lieu qu’en compagnie du corps : courage, douceur, crainte, pitié, audace, joie, aimer et haïr[8]. Simultanément à toutes ces affections, le corps éprouve aussi une affection. Ce qui le montre bien, c’est que si parfois, même sous le coup d’affections violentes et parfaitement claires, on ne ressent ni excitation, ni crainte, parfois aussi on est tout ému d’affections faibles ou obscures, lorsque le corps est irrité et qu’il est dans l’état où le met la colère[9]. Ce qui peut rendre ceci plus évident encore, c’est que souvent, sans aucun motif réel de crainte, on tombe tout à fait dans les émotions d’un homme que la crainte transporte ; et, si cela est vrai, on peut affirmer évidemment que les affections de l’âme sont des raisons matérielles [qui sont dans la matière]. Par suite, des expressions telles que celles-ci : Se mettre en colère, signifient un mouvement du corps qui est dans tel état,

  1. Il y a dans le grec πάθη : nous avons rendu le même mot par passions. Voy. p. 36, note 4.
  2. Plotin a imité cette phrase dans le début du livre i, § 1, p. 35-36.
  3. Plotin discute cette opinion, liv. i, § 4-6, p. 39-43.
  4. Plotin dit aussi, liv. i, § 7, p. 44 : « L’âme raisonnable constitue l’homme ».
  5. Voy. § 11, p. 32.
  6. Plotin établit une distinction à ce sujet, liv. i, § 9, p. 46.
  7. Aristote paraît admettre que l’âme est inséparable (p. 358, note 2). Plotin enseigne au contraire que l’âme est séparable (p. 380).
  8. Voy. liv. i, § 4-6, p. 39-43.
  9. Voy. liv. i, § 7, p. 41.