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LIVRE HUITIÈME.

se place dans un état contraire à son essence pour connaître une nature contraire à la sienne.

X. En voici assez sur ce sujet. — On demandera sans doute comment la matière peut être mauvaise puisqu’elle est sans qualité [ἄποιος][1]. Si l’on dit qu’elle n’a pas de qualité, c’est en ce sens qu’elle n’a par elle-même aucune des qualités qu’elle recevra, auxquelles elle servira de sujet ; ce n’est pas en ce sens qu’elle n’aurait aucune nature. Or si elle a une nature, qui empêche que cette nature ne soit mauvaise, sans que cependant être mauvaise soit pour elle une qualité ? En effet rien n’est qualité que ce qui sert à qualifier une chose différente de soi ; une qualité est donc un accident : c’est ce qui s’affirme comme l’attribut d’un sujet autre que soi-même[2]. Mais la matière n’est pas l’attribut d’une chose étrangère ; elle est le sujet auquel on rapporte les accidents. Donc, puisque toute qualité est accident, la matière, dont la nature n’est pas d’être accident, est sans qualité[3]. Si de plus la qualité [prise en général] est elle-même sans qualité, comment pourrait-on dire de la matière, tant qu’elle n’a pas encore reçu de qualité, qu’elle est qualifiée de quelque manière ? On a donc le droit d’affirmer à la fois et qu’elle n’a pas de qualité et qu’elle est mauvaise ; ce n’est pas pour avoir une qualité qu’elle est mauvaise, c’est pour n’en avoir aucune. Elle serait peut-être mauvaise si elle était une forme, mais elle ne serait pas une nature contraire à toute forme.

XI. Mais, objectera-t-on, la nature contraire à toute forme, c’est la privation (στέρησις). Or la privation est toujours l’attribut d’une substance, au lieu d’être soi-même une substance. Si donc le Mal consiste dans la privation, il est l’attribut du sujet privé de forme ; et dès lors, il ne saurait exister par lui-même. Si c’est dans l’âme que l’on con-

  1. C’était la doctrine des Stoïciens, Voy. Diogène Laërce, liv. vii, p. 134.
  2. Voy. Enn. II, liv. vi.
  3. Voy. Enn. II, liv. iv, § 13.