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PREMIÈRE ENNÉADE.

à ce caractère qu’il n’est pas d’accord avec la vertu. Mais en avons-nous ou non l’intuition directe ? Nous n’avons pas l’intuition du vice absolu parce qu’il est infini. Nous le connaissons donc par une sorte d’abstraction (ἀφαιρέσει), en remarquant que la vertu manque tout à fait ; et nous connaissons le vice relatif, en remarquant qu’il manque quelque partie de la vertu : voyant une partie de la vertu et jugeant, par cette partie, de ce qui manque pour constituer complètement la forme [de la vertu], nous appelons vice ce qu’il en manque, laissant dans l’indéterminé [le mal] ce qui est privé de la vertu. Il en est de même de la matière : si nous apercevons, par exemple, une figure qui est laide parce que la raison [séminale], faute de dominer la matière, n’a pu en cacher la difformité, nous nous représentons la laideur par ce qui manque de la forme.

Mais comment connaissons-nous ce qui est absolument sans forme ? Nous faisons abstraction de toute espèce de forme, et nous appelons matière ce qui reste ; nous laissons pénétrer ainsi en nous une sorte de manque de forme (ἀμορφία), par cela seul que nous faisons abstraction de toute forme pour nous représenter la matière[1]. Aussi, l’intelligence devient-elle autre, cesse-t-elle d’être la véritable intelligence quand elle ose regarder de cette façon ce qui n’est pas de son domaine. Elle ressemble à l’œil qui s’éloigne de la lumière pour voir les ténèbres, et qui par cela même ne voit pas : car il ne peut voir les ténèbres avec la lumière, et cependant sans elle il ne voit pas ; de cette manière, en ne voyant pas, il voit les ténèbres autant qu’il est naturellement capable de les voir. Ainsi l’intelligence qui cache dans son sein sa lumière et qui sort d’elle-même pour ainsi dire, en s’avançant vers des choses étrangères à sa nature sans emporter sa lumière avec elle,

  1. C’est cette opération que Platon nomme λογισμὸς νόθος, raisonnement bâtard. Voy. Enn. II, liv. iv, § 12.