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PREMIÈRE ENNÉADE.

brasse l’existence de l’Être [en soi], il faut qu’on l’embrasse tout entière, qu’on la considère non comme la perpétuité du temps, mais comme la vie même de l’éternité, vie qui, au lieu de se composer d’une suite de siècles, est tout entière depuis tous les siècles.

VIII. Objectera-t-on qu’en subsistant dans le présent, le souvenir du passé donne quelque chose de plus à celui qui a vécu plus longtemps heureux ?

Je demanderai quelle idée on se fait de ce souvenir. Parle-t-on du souvenir de la sagesse antérieure et veut-on dire que l’homme qui aurait ce souvenir en serait plus sage ? Ce serait alors sortir de notre hypothèse [puisqu’il ne s’agit que de bonheur et non de sagesse]. Parle-t-on du souvenir du plaisir ? Ce serait supposer que l’homme heureux a besoin de beaucoup de plaisir, ne pouvant se contenter de celui qui est présent. D’ailleurs, qu’y a-t-il de doux dans le souvenir d’un plaisir passé ? Ne serait-il pas ridicule, par exemple, de se rappeler avec délices d’avoir goûté la veille d’un mets délicat, et plus ridicule encore de se souvenir d’avoir éprouvé une jouissance de ce genre dix ans auparavant ? Il le sera tout autant de se souvenir avec orgueil d’avoir été sage l’année précédente.

IX. Si l’on se rappelait des actes vertueux, ce souvenir ne contribuerait-il pas au bonheur ?

Non : car ce souvenir ne peut se trouver que dans un homme qui n’a point de vertu présentement, et qui par cela même recherche le souvenir de vertus passées.

X. Mais, dira-t-on, la longueur du temps permet de faire beaucoup de belles actions : or cette faculté n’est pas donnée à celui qui vit peu de temps heureux.

Nous répondrons qu’on ne doit pas appeler un homme heureux parce qu’il a fait beaucoup de belles actions. Composer le bonheur de plusieurs parties du temps et de plusieurs actions, c’est le composer à la fois de choses qui ne sont plus, qui sont passées, et de choses présentes : or