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LIVRE CINQUIÈME.

sidérer que le présent sans tenir compte du passé, pourquoi ne faisons-nous pas de même quand il s’agit du temps ? Pourquoi disons-nous au contraire que, quand on additionne le passé avec le présent, le temps en devient plus long ? Pourquoi ne disons-nous pas aussi que plus le temps est long, plus le bonheur est grand ?

C’est qu’ainsi nous appliquerions au bonheur les divisions du temps ; or c’est précisément pour montrer que le bonheur est indivisible que nous ne lui donnons pas d’autre mesure que le présent. Il est raisonnable de compter le passé quand on apprécie le temps, comme on tient compte des choses qui ne sont plus, des morts par exemple ; mais il ne le serait pas de comparer sous le rapport de la durée le bonheur passé au bonheur présent, parce que ce serait faire du bonheur une chose accidentelle et temporaire. Quelle que soit la longueur du temps qui a pu précéder le présent, tout ce qu’on en peut dire, c’est qu’il n’est plus. Tenir compte de la durée quand on parle du bonheur, c’est vouloir disperser et fractionner ce qui est un et indivisible, ce qui n’existe que dans le présent. Aussi dit-on avec raison que le temps, image de l’Éternité, semble en faire évanouir la permanence en la dispersant comme lui[1]. Ôtez à l’éternité la permanence, elle s’évanouit en tombant dans le temps, parce qu’elle ne peut subsister que dans la permanence. Or comme la félicité consiste à jouir de la vie qui est bonne, c’est-à-dire, de celle qui est propre à l’Être [en soi] parce qu’il n’en est point de meilleure, elle doit avoir pour mesure, au lieu du temps, l’éternité même, le principe qui n’admet ni plus ni moins, qu’on ne peut comparer à aucune longueur, dont l’essence est d’être indivisible, supérieur au temps. On ne doit donc pas confondre l’être avec le non-être, l’éternité avec le temps, le perpétuel avec l’éternel, ni prêter de l’extension à l’indivisible. Si l’on em-

  1. Voy. Enn. III, liv. vii.