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PREMIÈRE ENNÉADE.

s’emparer de lui avant qu’il ait eu le temps de réfléchir, au moment où il serait attentif à autre chose, le sage s’empressera de les écarter ; traitant ce qui s’agite en lui-même comme un enfant égaré par la douleur, il l’apaisera, soit par la raison, soit par la menace, mais toutefois sans passion : c’est ainsi que la seule vue d’une personne respectable suffit pour calmer un enfant. Du reste, le sage ne sera pas étranger à l’amitié ni à la reconnaissance ; il traitera les siens comme il se traite lui-même ; donnant autant à ses amis qu’à sa propre personne, il se livrera à l’amitié, mais sans cesser d’être avec l’intelligence.

XVI. Si l’on ne plaçait pas l’homme vertueux dans cette vie élevée de l’intelligence, si on le supposait au contraire soumis aux coups du sort, et qu’on les redoutât pour lui, on n’aurait plus l’homme vertueux tel que nous l’entendons, mais seulement un homme du vulgaire, mêlé de bien et de mal, auquel on attribuerait une vie également mêlée de bien et de mal. Un tel homme ne se rencontrerait peut-être pas encore facilement, et, d’ailleurs, si on le rencontrait, il ne mériterait pas d’être appelé sage : car il n’aurait rien de grand, ni la dignité de la sagesse, ni la pureté du bien. Le bonheur n’est donc pas placé dans la vie du vulgaire. Platon a raison de dire qu’il faut quitter la terre pour s’élever au Bien, qu’il faut, pour devenir sage et heureux, tourner ses regards vers le Bien seul, tâcher de lui devenir semblable et de mener une vie conforme à la sienne[1]. C’est là en effet ce qui doit suffire au sage pour atteindre sa fin. Aussi ne doit-il pas attacher plus de prix au reste qu’à des changements de lieu, dont aucun ne peut ajouter au bonheur. S’il donne quelque attention aux choses extérieures qui sont jetées çà et là autour de lui,

  1. Théétète, p. 176 ; Phédon, p. 42 ; République, liv. vi, p. 509, et liv. X, p. 613 ; Lois, liv. iv, p. 716. Voy. aussi ci-dessus, Enn. I, liv. ii, 81.