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PREMIÈRE ENNÉADE.

de la folie des siens ; il ne fera pas dépendre son sort du bonheur ou du malheur d’autrui.

VIII. Quant aux douleurs qu’il éprouve lui-même ; si elles sont fortes, il les supportera autant qu’il le pourra ; si elles sont au-dessus de ses forces ; elles l’emporteront[1]. Dans tous les cas, il n’excitera pas la pitié au milieu de ses souffrances ; [toujours maître de sa raison] ; il ne laissera pas éteindre en lui la lumière qui lui est propre : c’est ainsi que la flamme continue à briller dans le fanal malgré la tempête déchaînée, malgré le souffle violent des vents. Que dire cependant s’il n’a plus la conscience de lui-même ; ou si la douleur devient tellement forte que sa violence puisse presque l’anéantir ? Si l’intensité de la douleur s’accroît ; il décidera ce qu’il doit faire : car, dans ces circonstances, on ne perd point son libre arbitre[2]. Il faut d’ailleurs savoir que ces souffrances ne se présentent pas au sage sous les mêmes apparences qu’au vulgaire ; que toutes ne pénètrent pas jusqu’à la partie la plus intime de l’homme : c’est ce qui a lieu pour la plupart des douleurs ; des chagrins, pour les maux que nous voyons éprouver aux autres ; les ressentir, c’est une preuve de faiblesse. Une marque de faiblesse non moins manifeste, c’est de regarder comme un avantage d’ignorer tous ces maux, de nous estimer heureux de ce qu’ils arrivent seulement après notre mort[3], sans nous inquiéter du sort

  1. Sénèque a exprimé la même pensée, qui sans doute faisait partie de la doctrine stoïcienne : Contemnite dolorem : aut solvetur aut solvet. De Providentia, 3. Taylor a compris qu’il s’agissait ici de la perte de la raison : When they are excessive, they may cause him to be delirious ; ce qui ne peut être, puisque Plotin fait cette supposition même deux lignes plus bas et au commencement du § 9 : εἰ μὴ παραϰολουθοῖ.
  2. Voy. sur ce sujet le liv. ix de cette même Ennéade. Il est facile de reconnaître que toutes ces idées sont empruntées aux Stoïciens. Plotin fait ici allusion au suicide, que ces philosophes permettent au sage. Sénèque a dit de même, dans le De Providentia, 5 : Ante omnia cavi ne quis vos teneret invitos : patet exitus.
  3. Allusion aux vers de certains poëtes qui vantaient le bon-