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LIVRE QUATRIÈME.

vie corporelle[1]. S’il était immolé lui-même, regarderait-il comme un mal de mourir, parce que c’est au pied des autels qu’il mourrait ? Que lui importe d’être enterré ? son corps pourrira sur la terre aussi bien que dessous[2]. Que lui importe d’être enseveli sans luxe et avec un appareil vulgaire, de ne pas paraître digne d’être placé dans un tombeau magnifique ? Ce serait là de la petitesse d’esprit. S’il était emmené captif, il aurait toujours une route ouverte pour sortir de la vie dans le cas où il ne lui serait plus permis d’être heureux. Mais si les personnes de sa famille, par exemple, ses filles, ses brus[3], étaient emmenées en captivité ? Que dirions-nous donc s’il était arrivé au terme de la vie sans avoir rien vu de pareil ? Est-ce qu’il, sortirait de ce monde en croyant que ces choses ne peuvent arriver ? Une pareille opinion serait absurde. Ne pensera-t-il pas que les siens sont exposés à de pareils malheurs ? Et s’il a l’opinion que cela puisse arriver, en sera-t-il moins heureux ? Non, il sera heureux même avec cette croyance. Il le sera donc encore lors même que cela se réaliserait : il réfléchira en effet que telle est la nature de ce monde qu’il faut souffrir ces accidents et s’y soumettre. Souvent peut-être des hommes traînés en captivité vivront mieux [qu’en liberté] ; et d’ailleurs, si la captivité leur est insupportable, il est en leur pouvoir de s’en affranchir ; s’ils restent, c’est ou par raison, et alors leur sort n’est pas trop dur ; ou contre la raison, et alors ils ne doivent s’en prendre qu’à eux-mêmes. Le sage ne sera donc pas malheureux à cause

  1. Allusion à une maxime dès longtemps admise chez les anciens, comme le témoigne ce passage d’Hérodote : διέδεξε ἀ θεὸς ὡς ἄμεινον εἴη ἀνθρώπῳ τεθνάναι μᾶλλον ἢ ζώειν.
  2. Allusion à ce mot de Théodore de Cyrène cité par Plutarque, De la Méchanceté, p. 499 : Καὶ τί θεοδώρῳ μέλει πότερον ὑπὲρ γῆς ἢ ὑπὸ γῆς σήπεται. Sénèque a dit de même dans le De Tranquill. animi, 14 : O te ineptum, si putas interesse, supra terram an infra putrescam !
  3. Le texte porte νυοί. Quelques manuscrits donnent υἱοί, fils, qui semblerait préférable.