Page:Plotin - Ennéades, t. I.djvu/132

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
CXXVII
DEUXIÈME ENNÉADE, LIVRE IV.

De la matière intelligible. — (II-V) L’existence de la matière intelligible soulève plusieurs difficultés : il semble qu’il ne saurait y avoir dans le monde intelligible rien d’informe ni de composé. Pour répondre à ces objections, il suffit de remarquer qu’appliqués aux êtres intelligibles les termes d’informe et de composé n’ont qu’une valeur relative : par exemple, l’âme n’est informe que par rapport à l’intelligence qui la détermine. En outre, la matière intelligible est immuable et toujours unie à une forme. Pour expliquer son existence, il faut considérer que les idées ou essences ont quelque chose de commun et quelque chose de propre qui les différencie les unes des autres : ce qu’elles ont de commun, c’est leur matière ; ce qu’elles ont de propre, c’est leur forme. Ainsi, la matière des idées est le sujet unique des différences multiples. Elle est le fond des choses ; et, comme la forme, l’essence, l’idée, la raison, l’intelligence sont appelées la lumière, la matière est assimilée aux ténèbres. Mais il y a une grande différence entre le fond ténébreux des choses intelligibles et celui des choses sensibles. La forme des intelligibles possédant une véritable réalité, leur substance a le même caractère ; c’est une essence éternelle, immuable. Sa raison d’être est que chaque intelligible est informe avant d’être déterminé par son principe générateur : c’est ainsi que l’Âme reçoit sa forme de l’Intelligence, et l’Intelligence de l’Un, qui est la source de toute lumière[1].

De la matière sensible. — (VI-VIII) L’existence de la matière sensible, qui sert de sujet aux corps, se démontre par la transformation des éléments les uns dans les autres, par la destruction des choses visibles, etc. Elle n’est ni le mélange d’Anaxagore, ni l’infini d’Anaximandre, ni les éléments d’Empédocle, ni les atomes de Démocrite. La matière première (qu’il faut bien distinguer de la matière propre) est une, simple, sans qualité ni quantité. Elle reçoit sa quantité comme toutes ses qualités de la forme ou essence.

(IX-X) La matière n’a point de quantité parce que l’être est distinct de la quantité : par exemple, la substance incorporelle n’a point d’étendue. L’esprit peut d’ailleurs concevoir la matière sans quantité. Pour cela, il n’a qu’à faire abstraction de la quantité et de toutes les qualités des corps ; étant ainsi arrivé à un état d’indétermination, il conçoit la matière en vertu de cette indétermination même et il reçoit l’impression de l’informe.

    externarum et sensibilium principium esse statueret, et quidquid in iis infinitum, malum, deforme esse videretur, id materiæ attribueret, quidquid finitum, bonum, pulchram, formæ supervenlentis opus esse putaret ; quamobrem tertium illud, quod in singulis rebus invenerat Aristoteles, principium, privationem, a materia, prima negationis omnis ratione, noluit distingui. » (Meletemata plotiniana, p. 31.)

  1. Cette théorie de la matière intelligible a été reproduite presque littéralement par Ibn-Gebirol (Avicebron) dans le livre IV de la Source de la Vie. Voy. M. S. Munk, Mélanges de philosophie juive et arabe, p. 263.