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CXVI
SOMMAIRES.


LIVRE QUATRIÈME.
DU BONHEUR[1].

(§ I) Les définitions qu’ont données du bonheur les Péripatéticiens, les Stoïciens, les Cyrénaïques et les Épicuriens ne sauraient satisfaire la raison : car, si le bien-vivre consiste soit dans l’accomplissement de sa fin propre, soit dans une vie conforme à la nature, soit dans le bien-être, soit dans l’ataraxie (l’imperturbabilité), on est obligé d’admettre que les animaux, que les plantes mêmes peuvent bien vivre.

(II) Quand on distingue le bonheur de la vie en général, qu’on le regarde comme supérieur à la vie végétative et même à la vie sensitive, qu’on le place dans la vie raisonnable (comme le fait Aristote)[2], il reste encore à dire pourquoi on accorde la prééminence à la vie raisonnable, à expliquer si on estime la raison pour elle-même ou seulement pour les objets qu’elle peut nous procurer afin de satisfaire les premiers besoins de la nature : car ce n’est pas dans la contemplation des objets sensibles que consistent l’essence et la perfection de la raison.

(III-IV) Le bonheur appartient à l’être vivant ; mais il n’appartient pas à tous les êtres vivants. Le bonheur consiste dans la vie parfaite, véritable et réelle, qui est la vie intellectuelle[3]. Tout homme possède cette vie, soit en puissance, soit en acte. Dès qu’il la possède en acte, il est heureux : car il a son bien en lui-même ; il n’a plus rien à désirer ; aucune affliction ne peut atteindre la partie intérieure de son être, et la possession des objets propres à satisfaire les besoins du corps n’intéresse point l’homme véritable.

(V-VI) Il n’est point nécessaire (comme le croit Aristote[4]) d’ajouter à la vie parfaite les biens extérieurs, la santé, la richesse, etc. Le bonheur consiste dans la possession du véritable bien, abstraction faite de ses accessoires. Les objets propres à satisfaire nos besoins, la santé, la richesse, etc., sont des choses nécessaires plutôt que des biens, et ils ne doivent pas être comptés au nombre des éléments de notre fin[5].

(VII-X) S’il arrive à l’homme vertueux quelque accident contre sa volonté, comme la perte d’un fils, la ruine de sa patrie, etc., son bonheur n’en est pas altéré[6]. Un pareil homme ne se laisse pas affliger par les douleurs des autres, ni effrayer par la crainte de ce qui peut arriver. Quant à ses propres souffrances, il les supporte avec une âme inébranlable et impassible, ou bien il s’y soustrait par la mort[7]. Dans quelque état qu’il se trouve, il est heureux tant qu’il continue d’être vertueux. La perte même de la raison n’anéantit pas le bonheur, si elle n’empêche pas de posséder la sagesse en acte, d’exercer l’activité du principe intellectuel. Cette activité peut s’exercer sans être sentie : la conscience implique la réflexion ; mais la réflexion est si peu nécessaire à la pensée qu’elle semble au contraire en affaiblir l’énergie.

  1. Pour les Remarques générales et les Éclaircissements sur ce livre, Voy. les Notes, p. 412.
  2. Voy. p. 413.
  3. Cette définition de la vie parfaite doit être comparée à celle qu’en donne Aristote. Voy. p. 416.
  4. Voy. p. 414.
  5. Voy. S. Basile, Homélie aux jeunes gens, § 9.
  6. Pour la comparaison de ces idées avec celles des Stoïciens, Voy. les Notes de ce volume, p. 418. Voy. aussi Sénèque, Lettres à Lucilius, 4, 70, 72, 74, 85, 92.
  7. Sur le suicide dans la doctrine des Stoïciens, Voy. M. Ravaisson, Sur le Stoïcisme (Mém. de l’Acad. des Inscriptions et Belles-Lettres, t. XXI, p. 84). Plotin est loin d’avoir professé à ce sujet les mêmes idées que les Stoïciens, puisqu’il détourna Porphyre de se donner la mort (Vie de Plotin, § 11, p. 13) et qu’il écrivit à cette occasion un livre contre le Suicide.