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LETTRES DE PLINE. LIV. I.
XII.
Pline à Calestrius Tiron.

J’ai fait une perte cruelle[1], si c’est assez dire pour exprimer le malheur qui nous enlève un grand homme. Corellius Rufus est mort ; et, ce qui m’accable davantage, il est mort, parce qu’il l’a voulu. Ce genre de mort, dont on ne peut accuser la nature ni la fatalité[2], me semble le plus affligeant de tous. Lorsqu’une maladie tranche les jours de nos amis, ils nous laissent au moins un sujet de consolation dans cette inévitable nécessité qui menace tous les hommes[3]». Mais ceux qui se livrent eux-mêmes à la mort, nous laissent l’éternel regret de penser qu’ils auraient pu vivre long-temps. Une souveraine raison, qui est pour les sages la nécessité même du destin, a déterminé Corellius Rufus. Mille avantages concouraient à lui faire aimer la vie : le témoignage d’une bonne conscience, une haute réputation, un crédit des mieux établis, une femme, une fille, un petit-fils, des sœurs très-aimables, et, ce qui est encore plus précieux, de véritables amis. Mais ses maux duraient depuis si longtemps, et étaient devenus si insupportables, que les raisons de mourir l’emportèrent sur tant d’avantages qu’il trouvait à vivre. À trente-trois ans (il nous l’a dit lui-même plusieurs fois), il fut attaqué de la goutte. Il l’avait héritée de son père ; car les maux, comme les biens, nous viennent souvent par succession. Tant qu’il fut jeune, il trouva des remèdes dans le régime et dans la continence : quand ses souffrances se furent accrues avec l’âge[4], il se soutint par sa vertu et par son courage. J’allai le voir

  1. Une perte cruelle. L’idée exprimée par jactura n’est pas assez grave, assez triste, au gré de Pline, pour rendre tout ce qu’il y a d’affligeant dans la mort de Corellius. Je ne sais pourquoi les savansse sont épuisés en commentaires pour arriver à cette conclusion, qui se présente d’abord. Quelques-uns se sont tellement embarrassés dans leurs recherches, qu’ils ont fini par déclarer que la phrase de Pline n’avait aucun sens.
  2. La nature ni la fatalité. Il faut entendre ici la nature et la fatalité dans le même sens. Mors ex natura est une mort naturelle, et la même idée s’exprime souvent en latin par mors fatalis. Germanicus mourant dit dans Tacite (Ann. II, 71), si fato concederem, en l’opposant à scelere interceptus.
  3. Dans cette inévitable nécessité, etc. Ce n’est pas la nécessité de la mort, comme conséquence inévitable d’une grave maladie : c’est la nécessité de mourir, entendue dans son sens le plus général, la nécessité attachée à notre condition d’homme. Necessitas correspond à ex natura et à fatalis.
  4. Se furent accrues, etc. J’ai lu avec Schæfer et la plupart des éditeurs cum senectute ingravescentem, au lieu de eum senectute ingravescentem, qui se trouvait dans l’édition jointe à la traduction de De Sacy.