Page:Pline l'ancien - Histoire naturelle, Littré, T1 - 1848.djvu/20

Cette page a été validée par deux contributeurs.
XIV
NOTICE SUR PLINE.

téra, et se perdit dans la turbulente transition qui amena les barbares sur le sol de l’empire ; et il lui fallut revivre dans ses filles les langues néo-latines, pour porter des fruits splendides et inépuisables.

Au sujet des beaux-arts, Pline ne commit pas la même méprise ; et il vit très-bien la décadence qui les menaçait. À ses yeux, la peinture et la statuaire sont des arts qui se meurent ; et tandis qu’il admire dans Rome spoliatrice de la Grèce, comme dans un grand musée, ces chefs-d’œuvre admirables qui jamais n’ont été surpassés, il s’étonne et se plaint que les hommes de son temps soient devenus incapables de rien produire de pareil. Quoique cela soit exagéré, quoique Pline lui-même nomme des artistes qui remplirent de belles statues les palais des Césars, il est vrai qu’à ce moment le sol, l’air, la vie, tout manquait à la fois à l’art ancien, essentiellement lié à la religion païenne, qui s’en allait ; il n’avait plus d’inspiration personnelle, et le goût du public lui faisait défaut. Aussi de plus en plus se taisait-il comme se taisaient les oracles, et par la même cause. Longtemps après, quand une nouvelle société, de nouvelles mœurs, de nouvelles idées se furent établies, l’art puisa dans ce sol de quoi se rajeunir, et reparut au jour avec des beautés singulières. C’est là une grande et irrécusable démonstration de cette vérité, que l’art n’a pas son but en lui-même, et qu’il ne peut être cultivé en vue de la forme seule et de l’expression, sans aucun soutien dans la société contemporaine. Quand de nos jours on a prétendu le contraire, cela sans doute a été suggéré par une situation qui n’était pas sans quelque analogie avec l’époque de Pline, et dans laquelle on a dû parfois se sentir abandonné par une société indéfiniment changeante et renouvelée. Que de phases et quelle rapidité dans les phases depuis le prodigieux ébranlement que la révolution de 89 a donné à l’édifice antique ! Aussi peut-être serait-il permis d’arguer de là, non sans quelque vraisemblance, que les facultés esthétiques des modernes, bien loin d’être, comme on l’a prétendu, inférieures à celles des anciens, sont plus fermes, plus développées, plus résistantes, si je puis parler ainsi ; car, au milieu d’une ruine sociale non moins grande, non moins inévitable et non moins juste que la ruine du paganisme, elles se sont maintenues avec éclat, et n’ont cessé de produire des œuvres ingénieuses et brillantes.

Quoique la nature de son ouvrage mît fréquemment Pline en contact avec les idées scientifiques, toutefois son éducation n’avait pas été telle qu’il pût porter avec sûreté un jugement sur les sciences proprement dites. La science antique avait deux voies qui lui étaient ouvertes, et qu’elle a parcourues avec une grande gloire : la première était celle des mathématiques et de l’astronomie ; la seconde, celle de la physiologie ou étude des corps vivants. Car il n’était alors aucunement question des sciences intermédiaires, à savoir, la physique et la chimie ; ces deux-ci étaient réservées à une époque bien postérieure. Cette vue est une vue rétrospective, celle que nous avons quand, nous retournant vers le passé, nous saisissons la filiation des choses. Mais les hommes des temps passés ne savaient ce qui leur manquait, ni ne comprenaient la liaison de fragments qui alors étaient isolés. Le jour scientifique qui s’est levé sur le genre humain est comparable au jour naturel qui se lève sur le globe terrestre. Les époques représentent les climats, et elles ne s’éclairent qu’au fur et à mesure de l’ascension de l’astre. Pline ne pouvait donc voir quel était véritablement l’état scientifique ; aussi ses plaintes ne sont guère fondées. Il reproche à son siècle d’avoir peu d’ardeur au travail, et peu de cette curiosité ardente qui avait signalé les anciens savants de la Grèce. Il met sous les yeux de ses contemporains les facilités offertes par l’unité de l’empire, les communications établies entre les points les plus éloignés, et la sécurité favorable dont le monde jouit ; et, d’autre part, il rappelle combien, lors des plus beaux et des plus fructueux travaux de la science, les États étaient petits, les guerres fréquentes, les ressources insuffisantes.

« C’est dans cette gêne, dit-il, qu’ont été faites d’admirables découvertes ; et nous, dans l’opulence et la prospérité, nous ne conservons pas même intact le trésor qui nous a été transmis. » L’examen impartial des faits montre l’exagération du reproche. Il est vrai qu’après Pline les mathématiques et l’astronomie continuèrent à prospérer, jusqu’au moment où elles furent recueillies par les Occidentaux et les Arabes. Il est vrai que Galien devait encore faire faire un pas aux connaissances physiologiques avant la catastrophe de l’empire et l’invasion des barbares. Ainsi les sciences qui furent propres à l’antiquité n’éprouvèrent aucune interruption réelle, et la transmission en fut régulière : considération de premier ordre pour celui qui veut se rendre compte du développement historique ; car les sciences positives, du moment qu’elles font leur apparition au milieu du genre humain, sont le véritable moteur de ses progrès, et l’agent principal des mutations par lesquelles passent les sociétés.

Les hommes n’ont rien laissé qu’ils n’essayassent. C’est une réflexion que Pline répète en maint endroit de son livre, et lui-même en donne la preuve ; car dans neuf ou dix livres d’une longueur mortelle il entasse les recettes médicinales bonnes ou mauvaises, raisonnables ou extravagantes. À la moindre réflexion, l’on comprend combien la création des premiers arts a dû être difficile : tirer les métaux des gangues informes qui les renferment, trouver le pain dans le blé, le vin dans le raisin, et tant d’autres combinaisons merveilleuses, ce sont vraiment des problèmes qui paraissent dépasser de beaucoup les ressources des sociétés humaines dans leur enfance ; mais, en l’absence de toute théorie alors impossible, ce qui les servit, ce fut le désir d’essayer les choses sans fin et sans limite. L’ignorance même était un avantage ; car tout paraissait également possible, et l’expérience seule put faire le triage entre ces essais innombrables. Il advint en effet, comme dit le poëte,

Ut varias usus meditando extunderet artes.

La collection de recettes que nous a laissée Pline, si absurde à un certain point de vue, prend quelque