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XIII
NOTICE SUR PLINE.

phrate ; l’habileté persévérante et l’audacieuse fermeté de ce sénat qui avait mené à bien tant et de si grandes affaires ; la succession de ces consuls et de ces généraux, devant lesquels s’étaient trouvés faibles les rois et leurs empires ; le désintéressement de quelques chefs si modérés pour eux-mêmes, tandis qu’ils étaient si avides pour leur patrie, tout cela forme une des histoires les plus curieuses dans les annales humaines ; et le philosophe ne peut s’empêcher de reconnaître que le succès de l’ambition des Romains a été un succès pour la civilisation occidentale, et que leur victoire, qui menait à sa suite leurs lettres, filles des lettres de la Grèce, a fait un corps politique de ce qui jusqu’alors était divisé en fragments sans liaison. Pline accepte donc pleinement cette influence des souvenirs antiques, sans s’exprimer sur le changement de la forme de gouvernement. Ce qu’il regrette surtout, ce sont les vieilles mœurs ; à chaque instant il oppose le luxe de son temps à la simplicité des temps passés ; il rappelle ces époques où l’or, l’ivoire, les marbres précieux, les colonnades élégantes, les chefs-d’œuvre des peintres et des sculpteurs, étaient inconnus dans Rome conquérante. On le voit, ce sont là des regrets aussi fondés et aussi légitimes que ceux qu’il exprime quand il compare les inventions infinies de la civilisation, dignes à son gré d’exécration, avec l’état de nature, qu’il juge de tout point préférable. Sans doute, à mesure que la Rome rustique devenait la Rome puissante et éclairée, il se produisait de nouveaux vices et de nouveaux excès ; mais il ne faut pas perdre de vue que, par une compensation bien supérieure, la civilisation avait expulsé la barbarie non seulement de l’Italie, mais de l’Espagne, de la Gaule, des îles Britanniques, et d’une portion de la Germanie.

L’engouement de Pline lui fait quelquefois commettre des méprises manifestes ; il stigmatise en un endroit le luxe, qui avait mis des prix exorbitants à des tables faites en bois de citre (thuya articulata, L.) (XIII, 29) ; et il rappelle la table de Cicéron, qui existait encore de son temps, et que le grand orateur avait payée un million de sesterces (210 000 f.) ; il ajoute : « Cela est singulier, si l’on considère que Cicéron n’était pas riche, et quelles étaient les mœurs de ce temps. » Comment Pline a-t-il pu oublier quelles étaient en effet les mœurs de ce temps, et en faire honte à celles du sien ? Quoi ! le temps de Clodius, de César, de Verrès, de Lucullus, d’Antoine, de Curion, avait-il quelque chose à envier, pour le luxe extravagant et la rapacité sans bornes, à celui où Pline vivait ? Certes il a mal choisi son exemple, quand il a voulu relever la modestie ancienne. Jamais les passions ne furent plus déchaînées qu’à cette époque orageuse, entre la république qui s’abîmait et l’empire qui naissait.

Aussi bien Pline n’est pas tellement fasciné par les anciens temps, qu’il ferme les yeux aux résultats des événements qui ont décidé du caractère de sa propre époque. En définitive, son sentiment est pour l’ordre nouveau ; et, malgré l’admiration qu’il éprouve pour la vieille république romaine, il n’hésite pas à dire que la victoire d’Auguste a été heureuse, et que le genre humain lui a décerné la couronne civique (XVI, 3). Ceci est d’autant plus caractéristique qu’il n’y avait plus lieu à aucune flatterie : la race des Césars avait disparu ; c’était sous celle des Flaviens que Pline s’exprimait de la sorte, et cela malgré les règnes affreux d’un Néron et d’un Caligula, pour qui notre auteur n’a jamais assez d’exécration. La victoire de César et d’Auguste avait été la victoire de la plèbe sur les patriciens, et, à ce titre, un pas dans l’affranchissement successif des classes inférieures et serviles. Sans doute Pline ne pouvait se rendre aucun compte de la signification qu’avait l’intronisation de l’empire ; mais il en voyait assez pour ne pas regretter le gouvernement proconsulaire que Rome donnait au monde vaincu, pour ne pas regretter non plus les dangereuses agitations du forum, qui était devenu ou un théâtre de corruption ou un champ de bataille.

D’ailleurs, cette disposition d’esprit à l’égard de ce que j’appellerai la politique n’était pas particulière à Pline ; il fait plus d’une fois mention de ceux qui préfèrent le temps présent au temps passé, de ceux qui, comme il dit, sont favorables aux nouvelles mœurs (qui novis moribus favent (XVII, 36). En effet, la vie (autre expression de Pline) avait reçu et recevait journellement de nouvelles améliorations ; les arts industriels se perfectionnaient ; les divers pays échangeaient entre eux leurs arbres, leur culture et leurs produits, et, sous cette action graduelle, le niveau de l’Europe occidentale s’exhaussait sans relâche : c’était là évidemment ce qui frappait Pline et les esprits disposés comme lui. En effet, Pline s’extasie en divers endroits sur le spectacle admirable de tant de nations réunies par Rome en un seul corps ; et il célèbre avec éloquence ce qu’il appelle l’immense majesté de la paix romaine. Tel est, en effet, le caractère de la période impériale. Les populations intelligentes de l’Italie, de l’Espagne, de la Gaule, des îles Britanniques, se formèrent sous cette discipline, reçurent une éducation commune, s’inspirèrent d’un esprit analogue, et furent préparées de la sorte à constituer, sous formes d’États indépendants, la grande république occidentale que nous voyons si clairement et si rapidement s’établir de nos jours. Les hommes qui, comme Pline, avaient le sentiment de leur époque comprenaient vaguement le rôle et le service de la puissante unité romaine.

Pline ne paraît pas soupçonner la décadence de la littérature proprement dite. Il est vrai qu’à une époque si rapprochée du siècle d’Auguste, dans un temps qui avait donné Sénèque et Lucain, et qui promettait déjà Tacite, on pouvait se croire en pleine prospérité littéraire, et il n’est pas étonnant que Pline n’ait rien aperçu. Pourtant la ruine était prochaine. Bientôt le christianisme grandissant attira vers soi toutes les fortes intelligences ; et il n’y eut plus, à vrai dire, d’autre littérature marquée d’un caractère propre et original que la littérature religieuse. Bientôt encore une nouvelle catastrophe frappa les traditions antiques ; la langue même de Rome s’al-