Page:Pline l'ancien - Histoire naturelle, Littré, T1 - 1848.djvu/18

Cette page a été validée par deux contributeurs.
XII
NOTICE SUR PLINE.

aucun effort, et paraissant nous désaltérer. Après une telle mort, nul oiseau, nul quadrupède ne vient toucher le corps, et celui qui n’existe déjà plus pour lui-même se trouve conservé pour la terre. Avouons la vérité : c’était un remède que la terre avait enfanté pour nos maux, nous en avons fait un poison : n’abusons-nous pas de même du fer, d’ailleurs indispensable ? Et cependant nous ne serions pas en droit de nous plaindre, quand même elle aurait produit les poisons pour nuire. La terre est le seul élément à l’égard duquel nous soyons ingrats. Combien le luxe n’en abuse-t-il pas ? À quels outrages n’est-elle pas soumise ? On l’entasse dans les mers ; on l’entame pour ouvrir l’entrée aux flots de l’Océan ; l’eau, le fer, le bois, le feu, la pierre, le froment, tout est pour elle à toute heure une cause de tourments, et bien plus pour servir à nos délices qu’à notre nourriture. On dira peut-être que les souffrances qu’elle endure à sa superficie et pour ainsi dire à son épiderme sont tolérables ; eh bien ! nous pénétrons dans son sein, nous y fouillons les veines d’or et d’argent, les mines de cuivre et de plomb ; et même nous y allons chercher des pierres précieuses et quelques petits cailloux à l’aide d’excavations profondes. Nous arrachons ses entrailles pour qu’un doigt soit orné du joyau convoité. Que de mains s’usent à faire briller une seule phalange ! S’il y avait des enfers, depuis longtemps les souterrains creusés par l’avarice et le luxe les auraient mis à découvert. Et nous nous étonnons qu’elle ait engendré quelques productions nuisibles ! Quant aux bêtes qui la gardent, comme elles en éloignent bien les mains sacrilèges ! C’est au milieu des serpents que nous creusons les mines ; c’est à côté de la racine des poisons que nous mettons la main sur les veines d’or. Toutefois, ce qui rend la déesse moins irritée, c’est que toutes ces richesses aboutissent à des crimes, à des meurtres, à des guerres ; et après l’avoir arrosée de notre sang nous la couvrons de nos ossements laissés sans sépulture. Néanmoins, comme pour nous reprocher nos fureurs, elle finit par revêtir ces débris d’une couche dernière, et par cacher même les forfaits des mortels. »

Il serait superflu de faire remarquer combien sont vides ces déclamations, qui n’ont pas même le mérite de la conséquence ; car si Pline en cet endroit, faisant l’éloge de la terre, montre les maux que l’eau produit et les animaux malfaisants qui sont dus à l’influence de l’air ou souffle vital, ailleurs il nous signalera des raisons qui donnent la prééminence soit aux eaux, soit à l’air. Dans tout ceci il n’y a aucune idée sérieuse, aucun aperçu profond sur la condition des choses ; ce sont des phrases inspirées par un sentiment vague, et auxquelles l’auteur se complaît, parce qu’elles lui sont une occasion de déployer son habileté à manier sa langue.

Peut-on rien imaginer de plus puéril que le reproche fait à l’homme d’avoir abandonné le pur et salubre liquide des rivières et des fontaines, dont usent tous les animaux, pour le jus de la treille (XIV, 28) ? Il est vrai de dire que cette boutade déraisonnable lui sert de transition à un morceau sur l’ivrognerie, plein de vigueur et de vérité, dans lequel il ne fait pas la critique générale de ce vice, mais où il trace d’une main ferme et sévère ce que l’ivrognerie avait de caractéristique à son époque. Là sont peintes de main de maître la vie et les habitudes des riches ivrognes de la cité impériale. On peut encore signaler le verbiage ampoulé avec lequel il condamne l’emploi du lin pour faire les voiles des vaisseaux : « La civilisation téméraire et scélérate a semé une plante destinée à recevoir le choc des vents et des tempêtes ; ce n’est pas assez d’être porté par les flots seuls, ce n’est pas assez que les voiles soient plus grandes que les bâtiments ; et, bien qu’une vergue emploie un arbre tout entier, on ajoute encore des voiles au-dessus des voiles, on en déploie à la poupe, on en déploie à la proue, et l’on provoque la mort de toutes façons. Aucune exécration n’est suffisante contre l’inventeur, qui, non content que l’homme mourût sur la terre, a voulu qu’il pérît sans sépulture (XIX, 1). »

Mais Pline n’est pas tellement conséquent avec lui-même que dans le même paragraphe, et à côté d’une déclamation si misérable, il n’admire cette merveille de la civilisation, qui à l’aide d’un faible végétal permet de franchir les mers orageuses, et rapproche l’Égypte de l’Italie assez pour que deux officiers romains soient allés du détroit de Sicile à Alexandrie, l’un en sept jours, l’autre en six.

Ce genre de contradiction est très-fréquent dans Pline. Son travail, qui l’avait fait fouiller dans tous les livres, lui avait montré que des améliorations de toutes sortes avaient été introduites depuis l’antiquité jusqu’à son temps : maintes fois il remarque combien la vie a gagné, quantum vita profecerit. Vita, c’est son expression, dont l’équivalent est à peu près pour nous le mot civilisation, bien que vita, la vie, ait un sens un peu plus restreint et plus matériel. C’est même, il faut en convenir, une chose frappante que les acquisitions qui furent faites dans cette période. La suprême autorité de Pline est Caton l’ancien, pour lequel il épuise toutes les formules de l’éloge. Cependant il note bien des fois les avantages que son temps a sur celui de Caton. Quand il fait de pareilles découvertes, il s’écrie : « Nous sommes bien près de l’origine des choses ! » Pour donner une idée de ce qui est dû à ce temps-là, voyez ce que Pline dit d’un arbre bien commun : « Il n’y avait pas, avant la victoire de Lucullus sur Mithridate, de cerisier en Italie. Lucullus apporta du Pont, l’an de Rome 680, cet arbre, qui en cent trente ans est arrivé jusque dans l’île de Bretagne (XV, 30). »

Sa politique n’est pas moins confuse et pèche justement par le même défaut, c’est-à-dire qu’il est en balance et en contradiction entre l’admiration traditionnelle pour l’antiquité, et le sentiment de la réalité qui le frappe. La vieille république de Rome avait le privilège d’attirer les cœurs et les sympathies des principaux Romains sous l’empire ; et à certains égards cela se comprend et se justifie. Le développement successif de cette vaillante communauté, qui avait porté ses armes du Rhin à l’Eu-