est venu à estimer à sa valeur ce prétendu trésor, le désappointement a été sans compensation ; mais l’indulgence sera plus grande si l’on se met au véritable point de vue. On ne demandera pas à Pline une science qu’il n’a point, et tout au plus lui reprochera-t-on d’avoir embrassé sans des études suffisantes un si vaste sujet. C’est un littérateur qui s’est mis à traiter d’objets scientifiques ; il a naturellement péché en beaucoup d’endroits ; il lui manque toute théorie, toute idée générale ; il lui manque aussi toute critique ; mais enfin il a puisé à des sources variées, il a recueilli d’innombrables extraits, il a coordonné tout cela, il a semé çà et là des traits vifs, beaucoup d’esprit, des sentiments honnêtes ; et il a fait un livre qui, vu comme il doit l’être, reste un débris précieux de l’antiquité. En outre, on ne peut s’empêcher d’avoir du respect et de la reconnaissance pour ce grand seigneur romain, qui, accablé d’affaires, se livrait cependant à l’étude et au travail avec le dessein de servir les lettres et la société. Peu de gens emploient aussi bien leurs loisirs que lui employa les heures fugitives disputées aux devoirs publics et aux distractions du monde.
Entrons plus avant dans l’examen de l’ouvrage de Pline, et, par cet intermédiaire, de Pline lui-même et de son époque. Pline vécut dans un temps où la société était troublée dans toutes ses profondeurs, mais où le calme régnait à la surface. C’était alors que le système des républiques et des gouvernements anciens s’était écroulé, pour faire place à l’avènement de la plèbe, dans la personne de César et d’Auguste ; changement politique qui allait en amener de plus considérables, et d’où devait sortir finalement la féodalité du moyen âge. C’était alors que la vieille religion païenne était ruinée dans les esprits, et qu’une nouvelle religion, le christianisme, grandissait sourdement et dans l’ombre. La haute société romaine, les empereurs, les fonctionnaires, les jurisconsultes, les lettrés, les Pline et les Tacite, ne se doutaient pas de ce travail intestin qui minait secrètement tous les appuis de l’ordre de choses, et allait prochainement le renverser et le remplacer. C’est ainsi, pour prendre une comparaison dans l’histoire moderne et un exemple bien connu du lecteur, c’est ainsi, dis-je, que durant le règne despotique et éclatant de Louis XIV, non plus que sous l’autorité de son successeur, nul ne sentit la destruction qui s’était faite de l’ancienne société : tout était déjà vermoulu et sans force, que l’on croyait encore à la solidité des choses qu’allait emporter le lendemain.
Telle était la situation des esprits dans le siècle qui suivit l’intronisation des Césars. Mais, pour n’être ni vue ni comprise par les contemporains, une transition semblable n’en exerce pas moins une grave influence ; aussi dès lors tout ce qui était ancien se trouvait frappé d’une impuissance et d’un dépérissement qui semblaient inexplicables. La philosophie se mourait, les lettres baissaient de toutes parts, les arts n’avaient plus de création originale ; en un mot, tout ce qui pour vivre recevait le souffle des mœurs, des institutions et des croyances de l’antiquité, tout cela était en pleine décadence. La confusion croissait de jour en jour entre les idées nouvelles qui surgissaient, et les idées anciennes qui s’en allaient. Maintenant que l’on sait l’état mental de cette époque, prenons Pline, et voyons si cet homme éclairé, intelligent, et dont l’esprit ne manque pas d’une certaine fermeté, a échappé à l’influence de son siècle.
Rien de plus confus et contradictoire que sa philosophie. Déjà tout pénétré des discussions philosophiques qui avaient ruiné le polythéisme, il se demande si le Dieu unique et véritable n’est pas l’ensemble des choses, le monde dans sa révolution éternelle, le ciel qui régit tout par son influence. Mais à côté de cette espèce de panthéisme, à côté de cette incrédulité réfléchie qui frappe de déchéance l’Olympe antique, Pline admet ou du moins raconte, sans rien qui indique qu’il les conteste, des faits miraculeux, des prodiges et des aventures merveilleuses qui ont annoncé la chute ou le succès des empires ou des individus. Il faut lire le récit qu’il fait (XV, 40) du présage donné à Livie, la femme d’Auguste. Elle était déjà fiancée de l’empereur, lorsqu’un aigle planant au haut des airs laissa tomber dans son giron une poule : la volatile n’avait aucun mal, et, chose merveilleuse, elle tenait en son bec une branche de laurier. Les aruspices consultés (on ne pouvait manquer de les consulter pour une circonstance si singulière) répondirent qu’il fallait conserver la poule et sa progéniture, et planter la branche de laurier ainsi miraculeusement apportée. Le laurier fut planté dans un lieu appelé, en raison de ce prodige, ad Gallinas (aux Poules), et il en naquit un bosquet de beauté singulière. C’est là que les empereurs prenaient la branche de laurier qu’ils portaient à la main lors des triomphes. L’usage se perpétua de planter ces branches qui avaient figuré dans la cérémonie, et il se forma ainsi des bosquets de lauriers, bosquets distingués par les noms des princes qui avaient tenu la branche mère primitive de ces arbustes. Voilà un récit fait avec toute la gravité possible, voilà un événement très peu éloigné de l’époque de Pline, et constaté par l’usage de cérémonies publiques ; il est également curieux et pour indiquer combien le sens critique manquait à Pline malgré son scepticisme, et combien la plus singulière superstition enveloppait, malgré la décadence des croyances antiques, la société entière et les empereurs.
Ceci encore est un exemple non moins probant et pour la crédulité de Pline et pour celle des personnages les plus considérables de Rome. « On connaît, dit-il (XXX, 20), la famille consulaire des Asprenas, dans laquelle, de deux frères, l’un s’est guéri de la colique en mangeant une alouette et en portant le cœur de cet oiseau renfermé dans un bracelet d’or, l’autre par un certain sacrifice qui fut fait dans une chapelle de briques crues en forme de fourneau, et qui fut murée après l’accomplissement de la cérémonie. » Que dire de cette manière de guérir la colique, et de la naïveté avec laquelle Pline la raconte ?