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VII
NOTICE SUR PLINE.

naturaliste, il n’en est pas de même de son talent comme écrivain, ni du trésor immense de termes et de locutions latines dont l’abondance des matières l’a obligé de se servir, et qui ont fait de son ouvrage l’un des plus riches dépôts de la langue des Romains… Il est certain aussi que, partout où il lui est possible de se livrer à des idées générales ou à des vues philosophiques, son langage prend de l’énergie et de la vivacité, et ses pensées quelque chose de hardi et d’inattendu qui dédommage de la sécheresse de ses énumérations, et peut lui faire trouver grâce près du grand nombre des lecteurs pour l’insuffisance de ses indications scientifiques. Peut-être cherche-t-il trop les pointes et les oppositions, et n’évite-t-il pas toujours l’emphase ; on lui trouve quelquefois de la dureté, et dans plusieurs endroits une obscurité qui tient moins au sujet qu’au désir de paraître pressant et serré. Mais il est toujours noble et grave, et partout plein d’amour pour la justice et de respect pour la vertu, d’horreur pour la cruauté et pour la bassesse, dont il avait sous les yeux de si terribles exemples ; enfin de mépris pour le luxe effréné qui, de son temps, avait si profondément corrompu le peuple romain. On ne peut trop louer Pline sous ces divers rapports ; et, malgré les défauts que nous sommes obligé de lui reconnaître quand nous le considérons comme naturaliste, nous ne le regardons pas moins comme l’un des auteurs les plus recommandables et les plus dignes d’être placés au nombre des classiques parmi ceux qui ont écrit après le règne d’Auguste. »

Un autre maître dans la science, M. de Blainville, a porté sur Pline un jugement encore plus défavorable : « On peut, suivant nous, dit-il (Histoire des sciences de l’organisation et de leurs progrès, tome 1er, p. 336), définir l’ouvrage de Pline un recueil d’assertions, de faits, d’anecdotes prises de toutes mains, sans choix, sans critique, souvent cependant très-curieux, très-intéressant sous beaucoup de rapports, intercalé dans un extrait des principaux ouvrages d’Aristote et de Théophraste, défiguré par suite d’un but et d’un plan tout différent de celui de ces véritables philosophes, historiens de la nature. Le but de Pline n’est effectivement en aucune manière ni scientifique, ni intellectuel, ni philosophique ; il voulait faire un simple recueil de tout ce qu’il savait être dit de matériel, d’affirmatif, vrai ou faux, sur l’homme, et sur tout ce qui peut l’intéresser immédiatement dans la nature. C’est pour ainsi dire le bilan, l’inventaire, le catalogue historique de ce que l’homme avait fait alors des corps naturels. Il en a abrégé l’énoncé le plus qu’il lui a été possible, par la nécessité d’être court dans l’analyse de tant de faits ; et il y a intercalé, d’une manière plus ou moins forcée, des déclamations souvent fort éloquentes, mais malheureusement fort peu philosophiques, quoiqu’elles aient été longtemps, on ne sait trop pourquoi, considérées comme telles… Pour terminer, nous dirons qu’entre les mains de Pline, si l’on veut continuer à le considérer comme un historien de la nature, quoiqu’il ne l’ait jamais observée et qu’il l’ait fort mal comprise, la zoologie ou science des animaux, conçue dans son ensemble, a perdu son caractère scientifique, pour prendre essentiellement la direction matérielle d’utilité immédiate et d’empirisme, qui devra cependant contribuer en un certain sens à ses progrès ultérieurs. La zooclassie (classification des animaux) n’a pas même été sentie, quoique le nombre des espèces ait été un peu augmenté, surtout dans la classe des mammifères. La zootomie (anatomie) a été défigurée et gâtée, en comparaison de ce qu’elle était dans Aristote. La zoobie (physiologie), quoique en général presque complètement négligée, a été rectifiée convenablement dans un fort petit nombre de points. La zooéthique (mœurs des animaux) s’est nécessairement enrichie d’un certain nombre de faits, aussi bien pour les espèces anciennement connues que pour les nouvelles, en même temps que quelques autres faits ont été rectifiés. La zoonomie (gouvernement des animaux) a profité des observations empiriques des agriculteurs pour le gouvernement des animaux domestiques, mais sans principes à l’appui, et par conséquent sans résultat scientifique. La zooiatrie (médecine des animaux) enfin, de l’état d’observation où nous l’avions laissée sous Hippocrate, et que Pline a cependant si bien formulée en disant Morbis quoque quasdam leges natura posuit, a passé à l’état de l’empirisme le plus grossier ; empirisme qui s’est étendu d’une manière aussi absurde que dégoûtante, au point d’employer comme remèdes tous les corps de la nature et leurs produits. »

En général, l’opinion des hommes est défavorable à Pline : Falconet, pour les arts, lui reproche continuellement des erreurs et des méprises ; Blaise de Vigenère (dans Falconet, I, p. 172) dit à l’article de la ferrumination ou soudure : « Pline montre avoir eu quelque odeur de ces mélanges, mais grossièrement et comme à travers épaisse et obscure nuée… Pline se seroit fort abusé, aussi bien qu’en infinies autres choses où il s’est embarqué par un ouï-dire… Pline nous en conte ici de merveilleuses et en peu de mots, s’étant contenté de ce qu’il a pu ouïr superficiellement d’infinies choses qu’il a atteintes comme en passant, sans en avoir l’expérience. »

C’est en effet l’expérience personnelle qui manque à Pline. Une part notable de son livre est consacrée à la médecine, et certes il est impossible de trouver rien de plus mauvais que cette portion-là : n’étant guidé par aucune connaissance des choses, il a entassé sans choix et sans critique les recettes les plus extravagantes. Je ne dirai pas seulement qu’il n’a aucune notion scientifique sur la médecine (les notions scientifiques, à proprement parler, lui font défaut partout), mais je dirai qu’il a été aussi malheureux qu’il est possible dans les extraits qu’il a faits. Sa thérapeutique, si on peut se servir de ce mot pour une telle chose, est un ramassis d’absurdités et de superstitions. Ce semble vraiment le livret des recettes de quelque vieux berger, et parfois des formules de quelque sorcier. Ceux qui liront les livres de Pline consacrés à cette singulière matière médicale ne trouveront pas trop forte une pareille