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xvi NOTICE SUR PLINE.


il n'appuie qu'autant qu'il faut pour les rappeler à la mémoire.

Pline, à l'exemple des Romains ses contemporains, avait trop cultivé l'éloquence pour se refuser la satisfaction d'insérer des morceaux de facture où il pût déployer les ressources de son style ; on en rencontre, en effet, plusieurs dans le cours de son livre. Ces morceaux pèchent souvent par le fond, étant des déclamations' sans vérité ; mais alors même on reconnaît dans Pline un écrivain original et d'imagination ; sa phrase est vive et colorée.

Tel est Pline. Son ouvrage a joui d'une réputation considérable, même parmi les savants, jusqu'à nos jours ; et il a fallu, comme on l'a vu plus haut, qu'une critique plus éclairée enlevât à l'auteur ses titres scientifiques, et montrât en lui le compilateur ardent au travail, désireux d'être utile, habile à écrire. A plus forte raison le nom de Pline fut grand dans le moyen âge. Là il régna sans conteste, et ce fut une autorité et un modèle. En effet, des encyclopédies semblables furent composées dans cette période, et méritent d'être comparées à la sienne. La plus célèbre est celle de Vincent de Beauvais, qui appartient au milieu du treizième siècle, et qui fut chapelain de saint Louis. Il n'y a aucun parallèle à établir entre ces deux hommes. Autant Pline a l'esprit hardi, se plaît à intercaler ses propres réflexions et se distingue par un style original, autant Vincent de Beauvais est réservé, s'abstient de mettre du sien, et est dépourvu de style et de couleur. Le seul point par où ils se touchent, c'est qu'ils sont tous deux d'infatigables compilateurs, et qu'ils ont eu pour but de présenter à leurs lecteurs un résumé des connaissances humaines. Notons que le succès de Vincent de Beauvais fut immense, et que son livre a été un des plus prisés dans le moyen âge. A la vérité, lors de la renaissance, tous les regards se tournant vers l'antiquité, Pline devint l'objet de l'étude des érudits et des savants, et Vincent tomba dans l'oubli ; mais ce n'est pas la faute de l'auteur, c'est l'effet d'un préjugé du temps, de ce temps qui, admirateur exclusif de l'antiquité, ne voyait que barbarie dans l'âge intermédiaire. Laissant donc les qualités d'esprit de Pline et de Vincent et leur habileté à écrire, voyons si, de fait, le niveau des connaissances, du siècle de Pline au treizième siècle, avait baissé, ou si plutôt il ne s'était pas élevé.

L'œuvre immense de Vincent de Beauvais est intitulée, Speculum majus, ou Grand miroir. Elle comprend trois parties : 1° le Speculum naturale, ou le spectacle de la nature ; 2° le Speculum doctrinale, c'est-à-dire, les doctrines humaines, grammaticales et littéraires, morales et politiques y compris la jurisprudence, mathématiques et physiques y compris la médecine ; 3° le Speculum historiale, c'est-à-dire l'histoire ancienne sacrée et profane, puis l'histoire moderne civile, littéraire, et surtout ecclésiastique. Le plan suivi est celui-ci, qui lui est fourni par l'histoire de la création dans la Bible : D'abord il traite du Créateur, des trois personnes de la Trinité, des anges bons et mauvais, de leur


hiérarchie et de leurs ordres ; à quoi il joint la couleurs, les atomes, le chaos, la lumière, les couleurs et les ténèbres, l'œuvre du premier jour. Au second jour, création du firmament et des sphères célestes ; de là les notions d'astronomie et d'ontologie relatives au mouvement, au temps et à l'éternité, au lieu et à l'espace. Il y est question du feu, de l'éther et de l'air, du son et de l'écho, des vents et des tempêtes, des pluies, de la neige, de la gelée, de la glace, de l'éclair et du tonnerre, des étoiles tombantes, de l'arc-en-ciel, etc. Le troisième jour, où furent créées les eaux et la terre, amène l'histoire des mers, du flux et du reflux de l'Océan, de la terre placée au centre du monde, des zones terrestres, des montagnes, des vallées, des îles et des tremblements : à cela se rattachent des traités sur les pierres, les métaux et les plantes. Créés le quatrième jour, le soleil et la lune sont les objets des études de Vincent de Beauvais ; et c'est là qu'il parle plus généralement des étoiles, des comètes, des planètes, des éclipses, du zodiaque, des saisons, et des divisions du temps en heures, jours, semaines, mois, années et cycles. Les oiseaux et les poissons, oeuvre du cinquième jour, occupent ensuite Vincent de Beauvais. Enfin, les oeuvres du sixième et dernier jour furent les animaux terrestres et l'homme ; et c'est par là aussi que Vincent termine sa vaste compilation.

Il serait injuste de comparer Pline avec quelqu'un des savants considérables du moyen âge, par exemple avec Roger Bacon. Il y aurait trop de disproportion à mettre en regard un simple compilateur comme Pline, et un homme tel que Roger Bacon, qui avait approfondi les sciences et les avait enrichies. Il faut donc s'en tenir à Vincent de Beauvais ; et l'aperçu que je viens de donner de son livre, tout bref qu'il est, suffit pour montrer qu'au treizième siècle les connaissances humaines n'avaient subi aucun déchet, et que le dépôt s'en était conservé intact. La compilation contemporaine de saint Louis n'est pas moins riche que la compilation contemporaine de Vespasien ; tout y est dans l'une comme dans l'autre, astronomie, géographie, étude des minéraux, des végétaux et des animaux.

A vrai dire même, le moine n'a pas su user de tous ses avantages ; il a trop puisé à l'antiquité, et pas assez à sa propre époque. Il est une foule de perfectionnements, quelques-uns très importants, que la vie, pour me servir du langage de Pline, avait reçus dès lors. Dans ce temps la boussole était connue et commençait à guider les marins ; le sucre était introduit dans l'Occident, et remplaçait le miel, qui seul était à la disposition de l'antiquité. La soie, si rare et si chère du temps de Pline, abondait ; et déjà quelques essais indiquaient la transformation du feu grégeois en poudre à canon, cette force nouvelle et décisive, qui allait entrer dans les combinaisons humaines ; car il faut le remarquer, et ceci est important à ma thèse, les découvertes qui signalent le moyen âge ne sont pas fortuites, sine matre creatæ ; au contraire, elles éclosent naturellement de la civilisation ancienne, par un progrès successif et continu.