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— Ce n’est pas nécessaire, dis-je, je le connais, et justement je l’ai étudié avec soin.

— Tant mieux, dit-il. Et maintenant comment le trouves-tu ? beau et juste, ou non ?

— Tout à fait beau et juste, repartis-je.

— Mais trouves-tu qu’il soit beau, si le poète s’y contredit ?

— Non, dis-je.

— Eh bien ! reprit-il, examine-le mieux.

— Mais, mon cher, je l’ai examiné suffisamment.

— Alors, tu sais, dit-il, que dans la suite du poème il dit : Le mot de Pittacos non plus ne me paraît pas juste, bien qu’il sorte de la bouche d’un sage, quand il prononce qu’il est difficile d’être homme de bien.

— Sais-tu bien que c’est le même homme qui dit ceci, et ce que j’ai cité tout à l’heure ?

— Je le sais, dis-je.

— Eh bien ! reprit-il, trouves-tu que ces deux passages s’accordent ?

— Il me le semble. Tout en faisant cette réponse, j’appréhendais pourtant qu’il ne fût dans le vrai. Et toi, ajoutai-je, tu ne trouves pas qu’ils s’accordent ?

— Comment trouver qu’un homme s’accorde avec lui-même, quand il affirme ces deux choses à la fois ; quand, après avoir posé lui-même en principe qu’il était difficile de devenir un véritable homme de bien, il l’oublie un peu plus loin, dans le même poème, et, citant Pittacos, qui a dit la même chose que lui, à savoir qu’il est difficile d’être vertueux, il le blâme et déclare qu’il ne l’approuve pas, quoique Pittacos parle exactement comme lui ? Or quand il blâme un homme qui tient le même langage que lui, il est évident qu’il se blâme lui-même et qu’il s’est trompé dans le premier passage ou dans le second.

Ce discours souleva de bruyants applaudissements parmi beaucoup d’auditeurs. Et moi, tout d’abord, comme si j’avais été frappé par un habile boxeur, je fus étourdi et la tête me tourna sous le coup de ses paroles et des acclamations. Puis, à te parler franchement, je cherchai à gagner du temps pour approfondir la pensée du poète ; c’est pourquoi je me tournai vers Prodicos et l’interpellant : Prodicos, lui dis-je, Simonide est un compatriote à toi ; il est juste que tu viennes à son secours ; je crois donc devoir t’appeler à mon aide, comme chez Homère le Scamandre pressé par Achille appelle à lui le Simoïs, en lui disant : Cher frère, unissons-nous pour arrêter ce puissant guerrier.

Moi aussi, je t’appelle à moi dans la crainte que Protagoras ne renverse notre Simonide ; pour le maintenir debout, il ne faut rien de moins que ta science, cette science