Page:Platon - Protagoras ; Euthydème ; Gorgias ; Ménexène, Ménon, Cratyle (trad. Chambry), 1992.djvu/230

Cette page n’a pas encore été corrigée

C’est juste le même sentiment que j’éprouve à l’égard de ceux qui s’adonnent à la philosophie. J’aime la philo­sophie chez un adolescent, cela me paraît séant et dénote à mes yeux un homme libre. Celui qui la néglige me paraît au contraire avoir une âme basse, qui ne se croira jamais capable d’une action belle et généreuse. Mais quand je vois un homme déjà vieux qui philosophe encore et ne renonce pas à cette étude, je tiens, Socrate, qu’il mérite le fouet. Comme je le disais tout à l’heure, un tel homme, si parfaitement doué qu’il soit, se condamne à n’être plus un homme, en fuyant le cœur de la cité et les assemblées où, comme dit le poète 25, les hommes se distinguent, et passant toute sa vie dans la retraite à chuchoter dans un coin avec trois ou quatre jeunes garçons, sans que jamais il sorte de sa bouche aucun discours libre, grand et géné­reux. XLI. — Pour moi, Socrate, je suis fort bien disposé pour toi, et il me semble que ta présence éveille en moi les mêmes sentiments que Zéthos éprouvait à l’égard d’Amphion, chez Euripide, que je viens justement de citer. J’ai envie de te donner des conseils pareils à ceux que Zéthos adressait à son frère et de te dire que tu négliges, Socrate, ce qui devrait t’occuper, « que tu déformes ton naturel si généreux par un déguisement puéril, que, dans les délibérations relatives à la justice, tu ne saurais apporter une juste parole, ni saisir le vrai­semblable et le persuasif, ni donner un conseil généreux ». Et cependant, mon cher Socrate, — ne te fâche pas contre moi : c’est l’amitié que j’ai pour toi qui me fait parler —, ne te paraît‑il pas honteux d’être dans l’état où je te vois, toi et tous ceux qui poussent toujours plus loin leur étude de la philosophie ? En ce moment même, si l’on t’arrêtait, toi ou tout autre de tes pareils, et si l’on te traînait en prison, en t’accusant d’un crime que tu n’aurais pas commis, tu sais bien que tu serais fort embarrassé de ta personne, que tu perdrais la tête et resterais bouche bée sans savoir que dire, et que, lorsque tu serais monté au tribunal, quelque vil et méprisable que fût ton accusateur, tu serais mis à mort, s’il lui plaisait de réclamer cette peine. Or qu’y a‑t‑il de sage, Socrate, dans un art qui « prenant un homme bien doué le rend pire », impuissant à se défendre et à sauver des plus grands dangers, soit lui-même, soit tout autre, qui l’expose à être dépouillé de tous ses biens par ses ennemis et à vivre absolument sans honneur dans sa patrie ? Un tel homme, si l’on peut user de cette expression un peu rude, on a le droit de le souffleter impu­nément. Crois‑moi donc, mon bon ami, renonce à tes arguties, cultive la belle science des affaires, exerce‑toi à ce qui te donnera la réputation d’un habile homme ; « laisse à 486c-487c