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LA RÉPUBLIQUE VI


Objection de fait :
les philosophes
sont incapables
de servir l’État.

bIII  Alors Adimante intervint : On ne saurait, Socrate, rien opposer à tes raisons ; pourtant veux-tu connaître l’impression réelle que tu fais sur tes auditeurs, chaque fois que tu exposes cette opinion ? Ils s’imaginent que, faute de savoir questionner et répondre, la discussion les entraîne à chaque question un peu plus loin de la vérité et qu’à la fin de l’entretien ces petits écarts accumulés font apparaître une erreur énorme, tout opposée à leur premier sentiment. Et de même qu’au trictrac les joueurs inexpérimentés finissent par être bloqués par les joueurs habiles et ne peuvent plus bouger leurs pièces, de même ctes auditeurs finissent aussi par être bloqués et réduits au silence par cette espèce de trictrac qui se joue non avec des pions, mais avec des raisonnements, sans qu’au reste la vérité gagne rien à cette méthode. Et cette remarque, c’est le cas présent qui me la suggère ; ici en effet on pourrait te répondre que, si le raisonnement ne fournit pas de quoi riposter à chacune de tes questions, en fait on voit bien que tous ceux qui s’adonnent dà la philosophie, et qui, au lieu de s’y livrer seulement dans leur jeunesse pour compléter leur éducation, et de l’abandonner ensuite, s’y attardent trop longtemps, deviennent pour la plupart des êtres tout à fait bizarres[1], pour ne pas dire tout à fait pervers, et que ceux qui paraissent les plus raisonnables ne retirent de cette étude qui te semble si louable d’autre fruit que l’incapacité à servir l’État.

Ayant entendu son objection, je repris : Eh bien, penses-tu que ceux qui parlent ainsi ne disent pas la vérité ?

Je n’en sais rien, répondit-il ; mais j’aimerais entendre ce que tu en penses toi-même.

eCe que j’en pense, c’est qu’ils disent la vérité.

Mais alors, dit-il, sur quel fondement peut-on prétendre que les États ne verront la fin de leurs maux que quand ils seront gouvernés par les philosophes, lesquels, nous venons de le reconnaître, y sont impropres à tout emploi ?

  1. Cf. dans le Gorgias 485 c/d la thèse de Calliclès : « Chez un tout jeune homme, je goûte fort la philosophie… Mais devant un homme âgé que je vois continuer à philosopher sans s’arrêter jamais, je me dis, Socrate, que celui-là mériterait d’être fouetté » (trad. A. Croiset).