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LA RÉPUBLIQUE V

à la plus grosse vague ; le mot sera dit pourtant, dût-il, comme une vague qui éclaterait de rire, me submerger sous le ridicule et le dédain. Examine ce que je vais dire.

Parle, dit-il.

À moins, repris-je, que les philosophes ne deviennent rois dans les États, dou que ceux qu’on appelle à présent rois et souverains ne deviennent de vrais et sérieux philosophes, et qu’on ne voie réunis dans le même sujet la puissance politique et la philosophie, à moins que d’autre part une loi rigoureuse n’écarte des affaires la foule de ceux que leurs talents portent vers l’une ou l’autre exclusivement, il n’y aura pas, mon cher Glaucon, de relâche aux maux qui désolent les États, ni même, je crois, à ceux du genre humain ; jamais, avant cela, la constitution que nous venons de tracer en idée ne naîtra, edans la mesure où elle est réalisable, et ne verra la lumière du jour. Voilà ce que depuis longtemps j’hésitais à déclarer, parce que je prévoyais combien j’allais choquer l’opinion reçue ; on aura peine en effet à concevoir que le bonheur public et privé n’est pas possible ailleurs que dans notre État.

Et lui : Ô Socrate, s’écria-t-il, quel mot, quelle déclaration tu viens de lâcher ! En la proférant, tu devais t’attendre à voir bien des gens, et des gens qui ne sont pas à mépriser, jeter bas leurs habits en toute hâte, 474et faisant arme de ce qu’ils trouveront sous la main, fondre sur toi de toutes leurs forces, pour t’accommoder de la belle manière. Si tu ne les repousses pas à coups d’arguments et ne parviens pas à leur échapper, à coup sûr, leurs moqueries te feront payer ta témérité[1].

À qui la faute, dis-je, sinon à toi ?

Je m’en félicite, répondit-il ; mais sois assuré que je ne t’abandonnerai pas et que je te seconderai de tout mon pouvoir, c’est-à-dire de mes vœux et de mes encouragements ;

  1. Ce paradoxe nous choque moins qu’il ne choquait les auditeurs de Platon. Sans doute le philosophe qui descend de sa tour d’ivoire semble peu fait pour gouverner ; le contact de la réalité le blesse, les intérêts mesquins le dégoûtent et il ne sait pas se plier aux compromissions nécessaires. Mais s’il est, sauf exception, peu fait pour gouverner, il n’en a pas moins sur les progrès de la société une grande et féconde influence par les grandes et belles idées qu’il répand et qui s’imposent peu à peu même aux gouvernants les plus pratiques.