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INTRODUCTION

tableau que brosse le Théétète (172 c-177 c), tous les traits où se marque cette opposition. Mais Platon les disperse intentionnellement un peu partout dans la République : les sarcasmes de Thrasymaque dans le Livre I, la comparaison du juste et de l’injuste dans le Livre II, la supériorité apparente des méchants dans les débats judiciaires et leur infériorité devant les amis du Bien, dont ils n’ont pas en eux le modèle (III, 409), la discussion sur l’utilité des philosophes au Livre VI, l’élévation du sage au-dessus du cercle étroit de la cité et l’abstention où il se réfugie pour échapper à la fois aux menaces et à la contagion de ce monde (496), tout cela sert à maintenir à travers le dialogue une continuité de ton. La cité de Platon n’est pas de ce monde, il nous l’a dit tout au long de la République, mais l’Apologie, le Gorgias, le Phédon, le Banquet ne prêchent-ils pas la même aversion à l’égard du monde tel qu’il est, la même conversion vers un monde plus juste ou plus beau ? Cependant, c’est dans notre monde à nous, dans le monde des hommes, que Platon entend réaliser le plus qu’il pourra de la cité parfaite, et, s’il veut que ses philosophes montent vers le Bien absolu et s’arrêtent à le contempler, il ne veut pas qu’ils y trouvent seulement la joie de leurs esprits, mais aussi « la règle de toute vie publique ou privée » (517 c). Ignorer le Bien serait manquer de cette règle, s’attarder à le contempler serait la rendre inutile. Platon écarte du gouvernement aussi bien les purs méditatifs que les « charnels » inéclairés. Formés pour la cité par la cité, ses philosophes à lui n’ont plus le même droit d’abstention qu’avaient les rares sages qui se formaient tout seuls contre l’exemple et contre le gré d’un État corrompu. La cité peut donc exiger que, pleins de la clarté contemplée, ils redescendent, et s’en servent pour mieux se guider eux-mêmes et mieux guider leur peuple. Ce n’est pas pour leur seule jouissance qu’on les a faits « rois de la ruche », c’est pour qu’ils soient des éclaireurs et des « assembleurs[1] ». Ils quitteront donc à tour de rôle ces hau-

  1. Cf. 520 a ἐπὶ τὸν ξύνδεσμον τῆς πόλεως520 b ὥσπερ ἐν σμήνεσιν ἡγεμόνας τε καὶ βασιλέας, et comparer le rôle unitif du royal tisserand dans le Politique, 306 a ad fin., l’impuissance des cités imparfaites à engendrer ce roi de la ruche (301 e ; pour cette image, cf. Xén. Cyrop., V, 1, 24 et suiv.).