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INTRODUCTION

regarder les statuettes ou le feu lui-même, les traîner enfin par la pente escarpée jusqu’au grand jour où luit le vrai soleil, un tel voyage est si pénible, ce qu’ils racontent une fois redescendus est si incroyable, et leur maladresse à se réadapter aux réalités de la caverne est si ridicule, que leurs compagnons de chaînes sont tout prêts à tuer le premier prétendu sauveur qui voudra les entraîner à leur tour (517 a).

Ils ont pu, en effet, tuer Socrate, mais la vérité reste, et ceux-là seuls la contempleront qui auront fait courageusement l’ascension. Il y faut, d’ailleurs, une progression prudente : aux yeux fragiles de ces rescapés, on montrera d’abord les ombres des objets, puis leurs reflets dans les eaux, puis les objets eux-mêmes ; on les habituera aux clartés nocturnes du ciel avant de les faire regarder le grand jour, et c’est en dernier lieu seulement qu’ils pourront fixer le soleil lui-même, non plus en image ou en reflet, mais à sa place et tel qu’il est, source de lumière et d’existence pour toute réalité d’ici-bas. On a compris que la caverne, c’est notre monde ; que le feu qui l’éclaire de loin est le soleil visible, et que notre science et toute notre vie ne sont que jeux d’ombres illusoires. La pénible remontée vers le jour, c’est l’ascension de l’âme vers le lieu intelligible, et le soleil qui éclaire ce lieu supérieur, c’est l’Idée du Bien. Cause de toute rectitude et de toute beauté, ce Bien engendre, dans le visible, la lumière et son foyer, et, dans l’intelligible, la réalité connaissable aussi bien que l’Intellect qui la perçoit. Ainsi l’âme ne reçoit pas la science comme une chose que l’on introduit en elle du dehors, elle n’a qu’à se détourner tout entière des ténèbres vers la région lumineuse, pour fixer sa puissance innée de vision intellectuelle vers l’être et vers ce qu’il y a de plus éclatant dans l’être, le Bien. Alors elle est si totalement éclairée, si pleinement satisfaite, que les privilégiés qui parviennent à cette contemplation ne souhaitent que de s’y établir à demeure, libérés pour toujours des soucis et des devoirs humains. Ils sont d’ailleurs si ridicules lorsqu’ils s’y rappliquent tout d’abord et que, les yeux encore éblouis des splendeurs d’en haut, ils ont à se débattre, dans l’ombre menteuse des tribunaux, contre de vains semblants de justice ! Cette aversion du sage pour le monde, cette infériorité du sage devant les habiles de ce monde, Platon ne les proclame pas seulement ici. Nous retrouverons, groupés dans le large