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INTRODUCTION

gens, mûris par l'âge et l’expérience, que nous pouvons et devons confier la cité ? (487 a).

Rêve de professeur, dit Adimante, séduisante construction de dialecticien : dans le fait, on a tôt vu que les philosophes sont des êtres bizarres, insupportables, inutiles. La philosophie n’est bonne que si l’on en sort à temps : Calliclès le disait dans le Gorgias (485 c/6 d), les rhéteurs et les politiques le répètent à l’envi, et Socrate évoquera lui-même malicieusement (498 a) ces « gens arrivés » qui viennent aux grands jours écouter, d’un air d’ennui condescendant, les disputes d’école dont ils s’évadèrent vers la vie. Fadaises donc cette science trop scrupuleuse, — mais des matelots ignares et ivres n’en disent-ils pas autant de la science du pilote ? C’est ce que Socrate développe dans une allégorie saisissante : la science des philosophes n’est inutile que parce qu’on se refuse à l’utiliser (489 d). Avouons, d’ailleurs, que les philosophes trop souvent tournent mal. Sujets d’élite, ils n’en deviennent que plus néfastes si l’éducation et le milieu les pervertissent. Pense-t-on vraiment que les Sophistes sont les auteurs de cette corruption ? La foule, qui les accuse, est elle-même le premier sophiste, la grande corruptrice : ses applaudissements et ses blâmes, toujours excessifs, ses promesses, ses contraintes, ont une telle emprise sur les âmes et les façonnent si puissamment, que réagir sur place, par l’éducation privée, contre cette éducation collective serait humainement impossible. Les Sophistes, hélas ! se gardent bien de l’essayer : la foule les croit ses concurrents, ils ne sont que ses échos et ses vils flatteurs. Familiers de la bête, ils en étudient anxieusement les désirs et les manies, non pour les corriger et les redresser, mais pour les servir et s’en servir. Comment, dans ce milieu, le philosophe-né pourrait-il sauver et poursuivre sa vocation, lui dont la riche nature et l’avenir prometteur attirent la flatterie et la corruption intéressées ? Dans la place qu’il laisse vide, les intrus se poussent, âmes mesquines et basses qui cherchent, dans la philosophie, la consécration de leur arrivisme et lui apportent le décri de leur sagesse sophistiquée. À l’écart, dans l’isolement où l’exil, la fierté, la maladie parfois les maintiennent, quelques natures de philosophes se préservent et se cultivent, mais elles ne rempliront jamais tout leur destin (497 a).

Que leur a-t-il donc manqué, sinon une cité propice, notre