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INTRODUCTION

de belles œuvres et de belles pensées, ils soient d’avance inconsciemment si pénétrés de raison, si enclins à juger comme elle juge et aimer comme elle aime, que, lorsqu’elle viendra, ils la reconnaissent et l’embrassent dès leur premier élan.

Or, les grands poètes nationaux sont-ils capables de créer cette atmosphère ? L’ont-ils créée ? N’ont-ils pas au contraire fait et dit tout ce qui était en leur pouvoir pour tarir au cœur de la Grèce toutes les sources des vertus ? Platon l’affirme et le prouve en détail, point par point, citant textes sur textes, les commentant l’un après l’autre, préparant et formulant ses conclusions, et, au bout de ce long et ardent réquisitoire, prononçant finalement la condamnation. Toutes les vertus auxquelles nous devons former nos gardiens, piété, courage, modestie, véracité, tempérance, les poètes les détruisent par ce qu’ils nous racontent des dieux et des héros. Quels modèles ils nous peignent là ! Des dieux qui se révoltent contre leur père et le mutilent, qui, entre eux, se querellent et se battent, qui commettent le stupre et l’adultère, qui sont jaloux des hommes et les trompent par toutes sortes de mensonges et de déguisements, alors que la fable même se doit de représenter Dieu tel qu’il est : essentiellement bon, même quand il punit, parfait et simple en sa nature, immuable et vrai. Des héros qu’effraient les perspectives de l’au-delà et qui repoussent l’idée même de la mort, qui pleurent ou qui rient sans mesure, qui mentent, s’enivrent de tous les plaisirs et s’abandonnent à toutes les fureurs, à toutes les cruautés. Pour couronner tout cela, l’idée incessamment répétée qu’être juste, c’est travailler pour le bien d’autrui et pour son malheur propre (377 b-392 c).

Ce n’est d’ailleurs pas seulement la matière de ces fictions, c’est la forme même qu’il en faut condamner. Elle est essentiellement imitative. Or, comme on ne fait bien qu’une chose, on n’imite parfaitement qu’une chose. Nos gardiens ont renoncé à tout autre métier que celui d’être les artisans de la liberté de la cité. Comme ils ne doivent rien faire d’autre, ils ne doivent non plus rien imiter que les vertus dont ils ont besoin pour cette œuvre, car l’imitation prolongée devient habitude et nature ; ce serait leur faire perdre leur être propre que de les laisser amollir et déformer par cette poésie qui, dans ses paroles, ses harmonies et ses rythmes, s’étudie