Page:Platon - Œuvres complètes, Les Belles Lettres, tome VI.djvu/34

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
XXVIII
INTRODUCTION

opposer l’un à l’autre le juste et l’injuste en leur vérité nue, celui-ci pratiquant l’injustice intégrale « en homme qui sait son métier », sous le voile impénétrable ou tout de suite habilement retissé de la justice parfaite, et l’autre se dépouillant, par la pratique même de l’absolue justice, de tout ce qui en est le rayonnement et le renom. Eh bien ! le dernier sera condamné, torturé, supplicié, parce qu’il a voulu être juste et non le paraître ; et celui qui aura choisi de paraître juste pour masquer son injustice aura tous les succès et toutes les estimes. Ainsi juge le monde (357 a-362 c). Oui, dit Adimante, et c’est ainsi que ses éducateurs, pères de famille, précepteurs et poètes, prêchent aux jeunes gens la justice. Tantôt ils la montrent gorgée des biens de la terre, puis enivrée aux banquets des dieux, tantôt ils la font voir aussi pénible que belle, alors que l’injustice, heureuse et facile en ce monde, trouve toujours, pour l’autre, des rites et des charmes qui lui gagnent l’indulgence divine. La jeunesse conclut : ou pas de dieux, ou des dieux insouciants, ou des dieux corruptibles ; donc l’injustice est le parti le plus sûr. Aussi, à moins d’en être détourné par quelque grâce divine ou par une vraie science, on ne la hait que par impuissance, on la pratique sitôt libre. Que Socrate rompe donc avec cette errance traditionnelle, et nous montre que la justice, dussent hommes et dieux l’ignorer ou la méconnaître, a valeur en elle-même ; que, par elle-même, elle est le plus grand bien de l’âme, comme l’injustice est son plus grand mal (367 e).

Soit ! dit Socrate, défendre ainsi la justice est une tâche difficile, mais que je ne saurais refuser. Cherchons donc un biais qui la rendra plus aisée : avant d’étudier la justice dans l’âme individuelle, considérons le tableau plus large qu’est l’âme collective. Dans cette âme de la cité, la nature de la justice est écrite en caractères plus grands et plus lisibles. De là nous reviendrons à l’âme individuelle, et la comparaison des deux lectures dégagera la notion cherchée. Quant à la cité, la meilleure façon de l’étudier est de la regarder naître et se former (369 b). Ainsi Platon a noté en passant les trois racines de la justice, don de nature ou de grâce divine, opinion transmise par l’éducation, science ; il a flétri la malfaisance de l’éducation traditionnelle, dont les poètes sont les grands inspirateurs ; et, pour trouver l’essence de la justice, il s’est tourné vers la cité, âme commune dont l’âme indivi-