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INTRODUCTION

contradiction entre cette affirmation et la vraie teneur de la discussion précédente, la fente où s’enfoncera le coin de leurs thèses séparatistes[1]. Même entre Polémarque et Socrate, les définitions successives ont été éprouvées à cette pierre de touche : à quoi servirait la justice ainsi définie ? Quand Thrasymaque l’eut définie par l’intérêt du plus fort, on a bien vu que, pour lui, ce que la morale ordinaire appelle injustice est vraiment notre avantage, et ce qu’elle appelle justice, l’avantage d’autrui (343 c). Socrate a donc eu raison de dire : la question est de savoir quelle est la vie la plus avantageuse (344 e), et si l’injustice est plus profitable que la justice (348 b, 354 a). Si cette formule fait place un instant à une autre : « Le juste vit-il mieux, donc avec plus de bonheur que l’injuste ? » (352 d), celle-ci est tout de suite ramenée à la première par la conclusion : « Donc il est avéré que l’injustice n’est jamais plus avantageuse que la justice » (354 a). Cette distinction entre avantage et bonheur n’est qu’une pierre d’attente qui se dissimule. Pierre d’attente aussi la définition de la justice comme vertu propre de l’âme, puisque cette vertu ne révèle pas ici son essence ou son origine, mais seulement son effet : que le juste vive bien, donc soit heureux, donc profite.

Que réclame donc Glaucon ? À Socrate, pour qui la justice vaut par elle-même et par ses avantages, il oppose l’opinion du grand nombre : la justice n’est qu’un compromis entre le plus grand bien, qui est de commettre l’injustice, et le plus grand mal, qui est de la subir. On ne l’aime que par impuissance, et si juste et injuste recevaient en même temps l’anneau de Gygès qui rend invisible, ils en useraient l’un comme l’autre pour assouvir leur caprice de puissance et de jouissance. Il n’y a qu’une façon de voir si la justice vaut par elle-même :

  1. Pohlenz (Platos Werdezeit, p. 209, n. 1) avait déjà compté, parmi les changements visibles de plan, la transition défectueuse entre le premier et le second Livre. Arnim en fait grand état et montre (p. 73/4) que la critique de Glaucon à l’égard de la discussion précédente est injustifiée, mais nécessitée par le plan nouveau de Platon. Celui-ci veut amalgamer le thème politique (la cité parfaite) de sa nouvelle œuvre avec le thème moral (valeur de la justice) de son premier traité, où, d’après l’analyse d’Arnim, Socrate avait considéré, non les avantages extérieurs de la justice, mais sa valeur immanente.