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LA RÉPUBLIQUE

donc de tout, excepté de la justice, et, pour que le contraste soit parfait entre cet homme et l’autre, que sans être coupable de la moindre faute il passe pour le plus scélérat des hommes, afin que sa justice mise à l’épreuve se reconnaisse à la constance qu’il aura devant la mauvaise réputation et les suites qu’elle comporte ; dqu’il reste inébranlable jusqu’à la mort, toujours vertueux et paraissant toujours criminel, afin qu’arrivés tous deux au dernier terme, l’un de la justice, l’autre de l’injustice, on puisse juger lequel des deux est le plus heureux.


V  Dieux ! cher Glaucon, m’écriai-je, avec quelle vigueur tu brosses ces deux hommes, en les épurant comme on lisse une statue, pour les soumettre à notre jugement.

Je fais de mon mieux, dit-il. Maintenant que nous les connaissons, il n’y a plus, je pense, aucune difficulté à décrire la vie qui les attend l’un et l’autre. Je vais donc l’essayer, et, esi mon langage est choquant, dis-toi, Socrate, que ce n’est pas moi qui parle, mais ceux qui mettent l’injustice au-dessus de la justice. Ils vont nous dire qu’en réalité le juste, tel que je l’ai représenté, sera fouetté, torturé, emprisonné, 362qu’on lui brûlera les yeux, qu’enfin, après avoir souffert des maux de toute sorte, il sera empalé, et qu’il reconnaîtra qu’il faut vouloir, non pas être juste, mais le paraître. Ainsi le mot d’Eschyle aurait été mieux appliqué à l’injuste ; car, diront-ils, c’est lui qui s’attache à quelque chose de réel au lieu de régler sa vie sur l’apparence, et qui veut, non paraître injuste, mais l’être,

« moissonnant dans sa pensée le sillon profond, d’où germent les bnobles desseins[1].

  1. Platon chasse les poètes de sa République, mais il est nourri d’Homère, d’Hésiode, de Pindare et de Simonide, et des trois grands tragiques. Il leur emprunte force traits qu’il sertit dans son raisonnement comme des perles brillantes. C’est un de ses moyens favoris pour jeter de la variété et de l’agrément dans ses développements. Il a en particulier pour Eschyle la même vénération qu’Aristophane, et comme Aristophane, il perce volontiers Euripide de ses sarcasmes. Le présent passage est tiré des Sept contre Thèbes, V, 592-4, où il s’agit d’Amphiaraos « qui ne veut pas paraître, mais être bon, moissonnant, etc. »