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LA RÉPUBLIQUE

L’anneau de Gygès
donné au juste
ferait de lui
un criminel

III  Pour prouver que l’on ne pratique la justice que malgré soi et par impuissance puissance de commettre l’injustice, nous ne saurions mieux faire qu’en imaginant le cas que voici. cDonnons à l’homme de bien et au méchant un égal pouvoir de faire ce qui leur plaira ; suivons-les ensuite et regardons où la passion va les conduire : nous surprendrons l’homme de bien s’engageant dans la même route que le méchant, entraîné par le désir d’avoir sans cesse davantage, désir que toute nature poursuit comme un bien, mais que la loi ramène de force au respect de l’égalité. Le meilleur moyen de leur donner le pouvoir dont je parle, c’est de leur prêter le privilège qu’eut autrefois, dit-on, Gygès, l’aïeul du Lydien[1]. dGygès était un berger au service du roi qui régnait alors en Lydie. À la suite d’un grand orage et d’un tremblement de terre, le sol s’était fendu, et une ouverture béante s’était formée à l’endroit où il paissait son troupeau. Étonné à cette vue, il descendit dans ce trou, et l’on raconte qu’entre autres merveilles il aperçut un cheval d’airain, creux, percé de petites portes, à travers lesquelles ayant passé la tête il vit dans l’intérieur un homme qui était mort, selon toute apparence, et dont la taille dépassait la taille humaine. eCe mort était nu ; il avait seulement un anneau d’or à la main. Gygès le prit et sortit. Or les bergers s’étant réunis à leur ordinaire pour faire au roi leur rapport mensuel sur l’état des troupeaux, Gygès vint à l’assemblée, portant au doigt son anneau. Ayant pris place parmi les bergers, il tourna par hasard le chaton de sa bague par devers lui en dedans de sa main, 360et aussitôt il devint invisible à ses voisins, et l’on parla de lui, comme s’il était parti, ce qui le remplit d’étonnement. En maniant de nouveau sa bague, il tourna le chaton en dehors et aussitôt il redevint visible. Frappé de

  1. Le texte des manuscrits est τῷ Γύγου τοῦ Λυδοῦ προγόνῳ à l’ancêtre de Gygès, le Lydien. Mais au livre X 612 B Platon dit Γύγου δακτύλιον ; l’anneau de Gygès, et non de l’ancêtre de Gygès, et les auteurs anciens qui ont parlé de cet anneau l’attribuent tous à Gygès lui-même, Cicéron, De Off. III 28, Lucien, Nav. 41 et Bis Acc. 21, Philostrate, Vita Apoll. 101. Aussi a-t-on corrigé en transposant