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blé, parce que j’ai les oreilles rebattues des discours de Thrasymaque et de mille autres, et que je n’ai encore entendu personne ddéfendre d’une manière satisfaisante le parti de la justice et la supériorité qu’elle a sur l’injustice. Je voudrais l’entendre louer en elle-même et pour elle-même, et c’est de toi surtout que j’attends cet éloge. C’est pourquoi je vais mettre tous mes efforts à louer le sort de l’homme injuste, après quoi je te montrerai de quelle façon je voudrais à mon tour t’entendre blâmer l’injustice et louer la justice. Mais vois si ma proposition te convient.

eElle me convient parfaitement, dis-je ; est-il un sujet sur lequel un homme sensé puisse aimer à s’entretenir plus souvent que sur celui-là ?

Tu parles d’or, répondit-il. Maintenant écoute ce que je me suis chargé d’exposer d’abord, c’est-à-dire quelle est la nature et l’origine de la justice.

On dit que, suivant la nature[1], commettre l’injustice est un bien, la subir, un mal, mais qu’il y a plus de mal à la subir que de bien à la commettre. Aussi quand les hommes se font et subissent mutuellement des injustices et qu’ils en ressentent le plaisir ou le dommage, ceux qui ne peuvent éviter l’un et obtenir l’autre, 359jugent qu’il est utile de s’entendre les uns avec les autres pour ne plus commettre ni subir l’injustice. De là prirent naissance les lois et les conventions des hommes entre eux, et les prescriptions de la loi furent appelées légalité et justice. Telle est l’origine et l’essence de la justice. Elle tient le milieu entre le plus grand bien, c’est-à-dire l’impunité dans l’injustice, et le plus grand mal, c’est-à-dire l’impuissance à se venger de l’injustice. Placée entre ces deux extrêmes, bla justice n’est pas aimée comme un bien, mais honorée à cause de l’impuissance où l’on est de commettre l’injustice. Car celui qui peut la commettre et qui est véritablement homme se garderait bien de faire une convention aux fins de supprimer l’injustice ou commise ou subie : ce serait folie de sa part. Voilà donc, Socrate, quelle est la nature de la justice, et l’origine qu’on lui donne.

  1. En reprenant la théorie de Thrasymaque, Glaucon y introduit la distinction entre la nature et la loi. L’injustice est la loi de la nature ; la justice est le résultat d’un contrat entre les hommes. Aristote, Politique Γ 1280b 10, attribue la même doctrine au sophiste