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EUTHYDÈME

menter te semblent insolites. Peut-être ne vois-tu pas ce que les deux étrangers sont en train de faire autour de toi. Ils font exactement comme dans l’initiation des Corybantes, quand on organise la cérémonie de l’intronisation[1] autour du futur initié. On procède alors à des rondes et à des jeux, comme tu dois le savoir si tu as reçu l’initiation. En ce moment ces deux hommes ne font que e mener une ronde autour de toi, et comme danser en se jouant, pour t’initier ensuite. Dis-toi donc que tu entends en ce moment la première partie des mystères sophistiques. Tout d’abord, comme dit Prodicos, il faut apprendre le juste emploi des mots[2] : c’est précisément ce que te montrent les deux étrangers ; ils te font voir que tu ignorais le sens du mot apprendre. Les gens l’appliquent à qui, ne possédant d’abord aucune connaissance sur un objet, acquiert ensuite cette connaissance ; 278 ils emploient aussi ce même mot quand, déjà pourvu de la connaissance, il s’en sert pour examiner le même objet, soit dans la pratique, soit dans la théorie. C’est ce qu’on nomme, il est vrai, comprendre plutôt que apprendre ; mais parfois aussi on dit apprendre[3]. Or, tu n’as pas su voir, comme ils le prouvent, que le même mot était appliqué à des cas opposés, b à l’homme qui sait comme à celui qui ignore. De même, à peu près, dans la seconde question, quand ils te demandaient si les gens apprennent ce qu’ils savent ou ce qu’ils ignorent. Ces notions-là, vois-tu, ne sont qu’un jeu ; voilà pourquoi j’affirme qu’ils jouent avec toi. Je dis bien : un jeu, parce qu’on aurait beau acquérir nombre de notions de ce genre, ou même toutes, on ne saurait pas davantage quelle est la nature des objets ; on serait seulement en état de badiner avec les gens, en utilisant les divers sens des mots pour leur donner des crocs-en-jambe et les renverser, comme ceux qui s’amusent à vous retirer

  1. La θρόνωσις précédait l’initiation proprement dite : autour du néophyte assis sur le lit sacré, les Corybantes, prêtres de la déesse phrygienne Cybèle, dansaient en chantant et en frappant sur leurs tambourins (cf. Aristophane, Nuées, 254 ; Guêpes, 119).
  2. Prodicos de Céos attachait une importance capitale à la justesse des mots ; il pratiquait, pour y parvenir, l’exacte distinction des synonymes (διαίρεσις ὀνομάτων). Voir Charmide, 163 d, et surtout Protagoras, 337 a-c, où Platon a plaisamment parodié sa manière.
  3. On trouve en effet chez les écrivains attiques μανθάνειν au sens de comprendre ; Platon lui-même en offre plusieurs exemples.