Phèdre. — Quelle facilité tu as, Socrate, à composer des histoires égyptiennes, ou de toute autre contrée qu’il pourrait te plaire !
Socrate. — C’était, mon cher, une tradition dans le sanctuaire de Zeus à Dodone, que d’un chêne étaient issues les premières révélations divinatoires. Ainsi donc, pour les gens de ce temps-là, pour eux qui n’étaient pas des savants à votre manière, à vous autres les jeunes, c’était assez, vu leur naïveté, d’écouter le langage d’un chêne ou d’une pierre[1], pourvu seulement qu’il fût véridique. Mais pour toi, ce qui sans doute importe surtout, c c’est de savoir qui est celui qui parle et quel est son pays : cela ne te suffit pas, en effet, d’examiner si c’est bien comme cela qu’il en est, ou d’une autre façon !
Phèdre. — Tu as eu raison de me donner sur les doigts, et je suis d’avis que, sur la question de l’écriture, il en est comme le dit l’homme de Thèbes.
Socrate. — Conclusion : celui qui se figure que, dans des caractères d’écriture, il aura laissé après lui une connaissance technique, et celui qui, à son tour, la recueille avec l’idée que des caractères d’écriture produiront du certain et du solide, sans doute ont-ils largement, ces gens-là, leur compte de naïveté et méconnaissent-ils en réalité la prédiction d’Ammon : eux qui se figurent qu’un traité écrit est plus d qu’un moyen, pour celui qui sait, de se remémorer les matières que concerne l’écrit !
Phèdre. — Tout à fait juste !
Socrate. — Ce qu’il y a de terrible en effet, je pense, dans l’écriture, c’est aussi, Phèdre, qu’elle ait véritablement tant de ressemblance avec la peinture[2]. Et de fait, les êtres qu’enfante celle-ci font figure d’êtres vivants ; mais, qu’on leur pose quelque question, pleins de dignité ils se taisent ! Il en est de même aussi pour les écrits : on croirait que de la pen-
- ↑ Peut-être la pierre de Delphes, après le chêne de Dodone. Adaptation d’un proverbe (Od. XIX 163) qui, sans allusion aux deux sanctuaires, signifiait une origine exempte de mystère.
- ↑ Pour Platon la peinture est par excellence l’art d’illusion.
suffisance qu’une suffisance pure livresque » ; le second dénonce plus spécialement la pure curiosité historique, qui se désintéresse de la valeur, morale ou esthétique, de son objet.