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PHÈDRE

pour lui une nécessité de faire défaut, maintenant qu’en tombant la coquille s’est retournée ; et, retourné lui-même, il se hâte de prendre la fuite ! L’autre, de son côté, est dans la nécessité d’être le demandeur, non sans s’indigner et prendre à témoin les dieux : c’est que, dès le principe, il a complètement méconnu cette vérité, que jamais il n’aurait dû accorder ses faveurs à un homme qui aime et qui forcément n’a pas sa tête à lui, mais c bien plutôt à celui qui n’aime pas et qui a toute sa tête ; qu’autrement il ne pouvait manquer de se mettre aux mains d’un être sans foi, d’humeur difficile, jaloux, désagréable, nuisible pour ses biens, nuisible aussi pour la complexion de son corps, nuisible enfin, par dessus tout et de beaucoup, pour la culture de son âme : un bienfait, au prix duquel il n’y a, aux yeux ni des hommes ni des dieux, rien en réalité qui vaille davantage, ni à présent ni jamais !

« Voilà en fin de compte, mon petit gars, ce qu’il faut se mettre dans l’esprit, et en même temps savoir que les bonnes intentions n’ont point de part à la genèse de l’amitié chez un amoureux, mais que, comme dans le cas de ce qui se mange, la réplétion en est l’objet :d la tendresse du loup pour l’agneau, voilà l’image de l’amitié qu’ont des amoureux pour un jeune garçon[1] ! »

Si l’on doit continuer, il faudra changer de ton.

C’est cela, je l’avais prévu, Phèdre ! Tu n’as plus à entendre de ma bouche un seul mot, et dis-toi plutôt maintenant que le discours a le point final…

Phèdre. — Pas possible ! Et moi qui me figurais que tu n’en étais qu’à sa moitié et que tu allais l’équilibrer[2] avec un développement sur celui qui n’aime pas, sur l’obligation de lui accorder par préférence ses faveurs, et dire tous les biens qu’en retour cela comporte. Or voici que justement, Socrate, tu veux en rester là ; pourquoi ?

Socrate. — Ne t’es-tu pas aperçu, bienheureux ami, que

    l’amoureux a pris des engagements au temps où, en demandeur, il voulait gagner sa cause près de l’aimé ; à présent, il les récuse, fait défaut, et l’autre ainsi devient le demandeur.

  1. C’est une fin d’hexamètre : voilà Socrate au ton de l’épopée. Il l’observe tout de suite in petto et le fait ensuite remarquer à Phèdre.
  2. Les membres d’une période doivent se balancer ; de même,