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GORGIAS

l’âme injuste et impie s’en va au lieu de l’expiation et de la peine, qu’on appelle le Tartare[1].

Du temps de Cronos et au commencement du règne de Zeus, c’étaient des vivants qui jugeaient ainsi d’autres vivants, et ils rendaient leur sentence au jour où ceux-ci devaient mourir. Or les jugements étaient mal rendus. De sorte que et Pluton et les surveillants des Îles Fortunées rapportaient à Zeus que des deux côtés cils voyaient se presser des hommes qui ne devaient pas y être. « Je vais faire cesser ce mal, dit Zeus. Si les jugements jusqu’ici sont mal rendus, c’est qu’on juge les hommes encore vêtus, car on les juge de leur vivant. Or beaucoup d’hommes, ayant des âmes mauvaises, sont revêtus de beaux corps, de noblesse, de richesse, et le jour du jugement il leur vient en foule des témoins attestant qu’ils ont vécu selon la justice. dLes juges alors sont frappés de stupeur devant cet appareil ; en outre, comme ils siègent eux-mêmes dans un appareil analogue, ayant devant l’âme des yeux, des oreilles, tout un corps qui les enveloppe, tout cela leur fait obstacle, à la fois chez eux-mêmes et chez ceux qu’ils ont à juger. La première chose à faire est d’ôter aux hommes la connaissance de l’heure où ils vont mourir ; car maintenant ils la prévoient. J’ai donné des ordres à Prométhée pour qu’il fasse cesser cela[2]. eEnsuite il faut qu’on les juge dépouillés de tout cet appareil, et, pour cela, qu’on les juge après leur mort. Le juge aussi sera nu et mort, son âme voyant directement l’âme de chacun aussitôt après la mort, sans assistance de parents, sans toute cette pompe qui aura été laissée sur la terre ; autrement, point de justice exacte. J’avais reconnu ces choses avant vous, et j’ai constitué comme juges mes propres fils, 524deux de l’Asie, Minos et Rhadamante, un d’Europe, Éaque[3]. Lorsqu’ils seront

  1. Homère connaît déjà le Tartare, mais comme une sorte de prison pour les dieux (Il. VIII, 13 et 478) ; les Îles des Bienheureux n’apparaissent qu’avec Hésiode (Œuvres et Jours 170-71) : c’est là, pour lui, qu’échappant à la mort, vivent dans la félicité quelques-uns des héros de sa quatrième race — conception très voisine de celle que représente, dans un passage récent de l’Odyssée (IV, 563), la Plaine Élyséenne promise à Ménélas. Cf. Pind. Ol. II, 77.
  2. Adaptation d’un souvenir d’Eschyle (Prom. 248-251).
  3. Minos et Rhadamante ont pour mère Europe, fille de Phoenix