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NOTICE

temps lui paraît profondément immorale. L’image qu’il trace de la démocratie dans les pages du Gorgias où il étudie l’influence des orateurs sur le peuple montre qu’il croit à une décadence ininterrompue. La condamnation de Socrate, à laquelle il est fait plusieurs fois allusion dans le dialogue comme à une chose prévue et inévitable, n’était pas de nature à corriger son pessimisme. Puisque les orateurs étaient les éducateurs du peuple, c’est donc qu’au fond de leur doctrine politique, et fût-ce même à leur insu, se cachait un principe malfaisant et pernicieux.

Philosophe, il avait le droit de dégager ce principe, même latent et inexprimé, et d’y rattacher les misères présentes. Il crut le trouver dans l’immoralité foncière d’un art qui prétendait à gouverner les hommes et qui n’avait pas pour objet essentiel la connaissance du vrai bien. Cet art est la Rhétorique, qui n’exclut pas, dans la pensée d’un Gorgias ou d’un Isocrate, l’étude du vrai bien, c’est-à-dire de la justice, mais qui n’en fait pas son unique affaire et se contente à ce sujet des notions communes. Or cette étude, aux yeux de Platon comme à ceux de Socrate, est la grande affaire de la vie, la seule importante. La philosophie n’est pas une occupation destinée à satisfaire la curiosité de l’esprit : elle est la recherche patiente et obstinée de la seule chose qui puisse assurer à l’homme le vrai bonheur dans cette vie et dans l’autre. Elle est une religion au sens moderne du mot ; non plus un ensemble de rites et de croyances d’un caractère national et relatif, mais un absolu qui réclame tout l’homme et n’admet pas de partage. La rhétorique, qui prétend aussi à la domination totale de la pensée, est l’ennemie, la rivale qu’il faut poursuivre sous toutes ses formes : malheur aux adversaires et aux tièdes. Platon, pontife de la philosophie, excommunie sans pitié la rhétorique. C’est ce qui fait la grandeur du Gorgias, et parfois son injustice.

Cependant, Platon ne condamnerait pas, en théorie, un orateur qui, étant coupable, se servirait de la Rhétorique pour s’accuser lui-même et aller ainsi au-devant de l’expiation méritée et désirable ; ni un homme qui, avant d’aborder l’étude de la rhétorique, aurait acquis par la philosophie la science du bien. Mais cette double réserve est évidemment de peu d’importance, car la première hypothèse est plus ironique que sérieuse, et la seconde se réalise rarement. En