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GORGIAS

incapable de viser jamais à rien de noble et de beau. Mais devant un homme âgé dque je vois continuer à philosopher sans s’arrêter jamais, je me dis, Socrate, que celui-là mériterait d’être fouetté. Car un pareil homme, comme je le disais tout à l’heure, a beau être bien doué naturellement, il devient moins qu’un homme, à fuir toujours le cœur de la cité, ces assemblées où, comme dit le poète[1], les hommes s’illustrent, et à faire le plongeon pour le restant de sa vie, babillant dans un coin avec trois ou quatre jeunes hommes, sans jamais faire entendre une parole libre, egrande, généreuse.

Pour moi, Socrate, je n’ai à ton endroit que de bons sentiments ; aussi j’éprouve en ce moment devant toi quelque chose de semblable à ce que Zéthos ressentait pour Amphion, ce personnage d’Euripide auquel j’ai fait allusion. Moi aussi, j’ai envie de te dire, comme Zéthos à son frère, que tu négliges, Socrate, ce qui devrait t’occuper, que « tu imposes à ton naturel généreux un déguisement puéril, 486que ni dans les disputes du droit tu ne saurais porter une juste parole, ni saisir le vraisemblable et le persuasif, ni mettre au service d’autrui un noble dessein. » Et cependant, mon cher Socrate, — ne te fâche pas contre moi, je te parle en ami — ne rougis-tu pas d’être tel que je le dis, tel que sont, selon moi, tous ceux qui s’obstinent à pousser sans cesse plus avant dans la philosophie ?

En ce moment même, si l’on t’arrêtait, toi ou tout autre de tes pareils, et qu’on te jetât en prison sous le prétexte d’une faute dont tu serais innocent, btu sais bien que tu serais sans défense, pris de vertige et la bouche ouverte sans rien dire ; puis, amené devant le tribunal, mis en face d’un accusateur sans aucun talent ni considération, tu serais condamné à mourir, s’il lui plaisait de réclamer ta mort.

    l’élevage ; d’une nature plus fine et plus sensible, Amphion dédaignait les exercices violents ; Hermès lui avait fait don d’une lyre : il cultivait la musique ; et tous deux naturellement vantaient le genre d’existence qu’ils avaient choisi. Calliclès, que son idéal de vie active et pratique rapproche de Zéthos, s’approprie quelques-uns de ses arguments pour reprocher à Socrate de se laisser absorber par la philosophie au lieu de se lancer dans cette carrière politique dont la rhétorique assure les voies.

  1. Homère, Iliade, IX, 441.