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GORGIAS

I

LE SUJET DU GORGIAS

Pour bien comprendre le sujet exact du Gorgias et l’ardeur intransigeante qui anime d’un bout à l’autre les jugements de Platon sur la Rhétorique, il faut se rappeler d’abord dans quelles circonstances et sous quel aspect la réalité la lui présentait.

On sait quel était, dans la constitution démocratique d’Athènes, le rôle des orateurs : il est très exact de dire, avec Fénelon, qu’à Athènes « tout dépendait du peuple » et que « le peuple dépendait des orateurs ». Dans les diverses assemblées, devant les tribunaux, la parole était souveraine. L’éloquence était donc, pour un citoyen ambitieux ou simplement désireux de tenir sa place dans la vie publique, un objet de première nécessité, pour ainsi dire. Or, jusqu’au milieu du cinquième siècle, le seul moyen d’apprendre à manier cette arme précieuse était de s’y préparer lentement par la pratique des affaires et par l’exemple des orateurs expérimentés. Mais à cette date tout changea : les sophistes d’une part, les rhéteurs siciliens de l’autre, commencèrent à tenir école d’éloquence et se firent fort, moyennant salaire, d’enseigner rapidement aux jeunes gens bien doués les secrets de l’art oratoire. Le salaire était élevé : raison de plus pour que la mode s’établît parmi les fils des familles riches de rechercher l’enseignement nouveau. La sophistique et la rhétorique furent l’objet d’un engouement général. On voit par une foule d’exemples avec quelle passion l’aristocratie athénienne se jeta vers ces études, qui avaient le double avantage d’offrir aux esprits curieux une forme attrayante d’éducation supérieure, et de préparer en outre la jeunesse à la vie publique, c’est-à-dire à la manière de vivre qui, pour la plupart des Grecs, était la plus digne d’un homme libre et, pour un homme de grande famille, la seule qui convînt à sa naissance. La rhétorique, ainsi entendue, devenait une formation totale de l’âme et engageait l’individu dans une voie décisive pour tout son avenir.