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LYSIS

a bu de la ciguë, il fera du vin la plus haute estime, du moment où il croira que le vin peut le sauver. » — « Assurément. » — « Il appréciera aussi le vase qui contient le vin. » — « Sans doute. » — « Dirons-nous alors que ce dont il fait le plus de cas, ce soit le vase d’argile ou n’est-ce pas son fils ? trois cotyles de vin, ou son fils ? En d’autres termes : tout le zèle qu’on déploie en pareille circonstance ne se rapporte pas aux moyens qu’on emploie en vue d’une certaine fin, mais à la fin en vue de laquelle on emploie les moyens. Nous disons souvent, il est vrai, que nous faisons grand cas de l’or et de l’argent ; mais ce n’en est peut-être pas plus exact : ce que nous apprécions, en réalité, c’est ce qui apparaît comme la fin en vue de laquelle nous recherchons l’or et tous les autres moyens d’action. N’est-ce pas là ce que nous devons affirmer ? » — « Assurément. »

— « N’en est-il pas de même au sujet de l’amitié ? Quand nous appelons amie une chose que nous aimons en vue d’une autre, notre amitié n’est qu’une manière de parler : la chose vraiment aimée semble bien être celle-là seule où tendent toutes ces prétendues amitiés. » — « Il semble en effet qu’il en soit ainsi. » — « Ainsi, ce qui est vraiment ami ne l’est pas en vue d’autre chose ? » — « Non sans doute. » — « Voici donc un point réglé : ce qui est aimé ne l’est pas en vue d’une autre chose qu’on aime. C’est le bien qui est aimé ? » — « Je le crois ».

— « Mais le bien ne serait-il pas aimé à cause du mal, et ne faut-il pas raisonner ainsi : étant données les trois espèces que nous avons distinguées, le bon, le mauvais, l’indifférent, si nous ne gardons que la première et la dernière, en supposant le mal exclu du corps, de l’âme et de toutes les choses que nous avons reconnues n’être par elles-mêmes ni bonnes ni mauvaises, devrons-nous dire alors que le bien ne pourrait nous être d’aucune utilité et ne servirait à rien[1] ? Si nul mal en effet ne nous blessait, nous n’aurions plus besoin

  1. Toute la discussion qui suit, et qui est fort abstraite, peut se résumer ainsi : — Nous avons cru trouver dans le bien un objet suprême qu’on aime pour lui-même et au delà duquel nous n’aurions pas à remonter pour expliquer l’amour qu’il inspire ; mais est-il vrai que le bien ait ce caractère absolu qui en ferait une fin en soi ? L’amour du bien n’est-il pas surtout l’horreur du mal ? Mais si le mal était supprimé par hypothèse, quelle utilité resterait au bien et