Page:Platon - Œuvres complètes, Les Belles Lettres, tome II.djvu/154

Cette page a été validée par deux contributeurs.
174 e
80
CHARMIDE

chaque science qui accomplit son office propre, et non celle-ci qui accomplit l’office des autres ? N’avons-nous pas reconnu depuis longtemps qu’elle est uniquement la science de la science et de l’ignorance, et rien de plus ? N’est-ce pas la vérité ? » — « Je le crois. » — « Ce n’est donc pas elle qui nous procure la santé. » — « Non. » — « La santé est l’œuvre d’une autre science ? » — « Oui. » — « Ce n’est donc pas elle non plus qui nous procure l’utile, puisque nous venons d’attribuer cet office à une autre science. Est-ce vrai ? » — « Oui. » — « Comment donc la sagesse nous serait-elle utile, si elle ne nous procure aucune utilité particulière ? » — « C’est impossible en effet, Socrate, à ce qu’il semble. »

— « Tu vois donc, Critias, combien ma crainte était justifiée lorsque je m’accusais moi-même de n’avoir su conduire mon enquête sur la sagesse à aucun résultat : il est clair en effet que la chose qui passe pour la plus belle de toutes ne nous serait pas apparue comme dénuée d’utilité, si j’avais quelque aptitude à bien conduire une enquête. Et maintenant, nous voici battus sur toute la ligne, et hors d’état de découvrir à quelle réalité le législateur du langage a donné ce nom de sagesse[1]. Cependant, nous avons fait maintes concessions qui ne s’accordaient pas avec notre raisonnement. Nous avons reconnu que la sagesse était une science de la science, bien que le raisonnement ne nous le permît pas et même nous le défendît. À cette science, nous avons accordé le pouvoir de connaître les opérations des autres sciences, toujours au mépris du raisonnement, afin de pouvoir dire que le sage sait qu’il connaît les choses qu’il connaît et sait qu’il ignore celles qu’il ignore. Nous avons fait généreusement cette concession, sans réfléchir qu’il était impossible d’avoir une connaissance quelconque d’une chose qu’on ignorait totalement : notre concession, au contraire, admet qu’on peut savoir ce qu’on ignore, chose illogique entre toutes, à mon avis. Or, malgré notre complaisance et notre humeur débonnaire, notre discussion, loin de nous conduire à la vérité, s’est moquée

  1. Cette expression, « le législateur du langage », correspond à la croyance antique que le langage a été établi par une sorte de loi divine, et que les mots ont une signification par excellence qui peut révéler la nature des choses.