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APOLOGIE DE SOCRATE

tant, en d’autres circonstances, elle m’a fait taire, au beau milieu de mon propos. Mais aujourd’hui, au cours de l’affaire, pas un instant elle ne m’a empêché de faire ou de dire quoi que ce soit. À quoi dois-je l’attribuer ? Je vais vous le dire. C’est que, sans doute, ce qui m’arrive est bon pour moi, et bien certainement c’est nous qui nous trompons, lorsque nous nous figurons c que la mort est un mal. Oui, ceci en est pour moi une preuve décisive. Il n’est pas admissible que mon signe ordinaire ne m’eût pas arrêté, si ce que j’allais faire n’eût pas été bon.

Réfléchissons en effet : que de raisons d’espérer que mourir est un bien ! Car, de deux choses, l’une : ou bien celui qui est mort n’est plus rien, et, en ce cas, il n’a plus aucun sentiment de quoi que ce soit ; ou bien, conformément à ce qui se dit, la mort est un départ, un passage de l’âme de ce lieu dans un autre.

Si le sentiment n’existe plus, si la mort est un de ces sommeils où l’on ne voit plus rien, d même en songe, quel merveilleux avantage ce doit être que de mourir ! Car enfin, si l’un de nous considérait à part une de ces nuits où il aurait dormi assez profondément pour ne rien voir, même en songe, s’il la comparait ensuite aux autres nuits et journées de sa vie, et s’il devait décider, réflexion faite, combien il a eu, en somme, de journées et de nuits meilleures que celle-là, j’imagine que tout homme, — et je ne parle pas ici seulement des simples particuliers, — mais le grand roi en personne les trouverait bien peu nombreuses e relativement aux autres. Par conséquent, si la mort est un sommeil de cette espèce, j’estime que c’est grand profit, puisque alors toute la suite des temps nous apparaît comme une nuit unique.

D’un autre côté, si la mort est comme un départ de ce lieu pour un autre, s’il est vrai, comme on le dit, que là-bas sont réunis tous ceux qui sont morts, que pourrions-nous imaginer de meilleur[1] ? je vous le demande, juges. Admettez qu’en

  1. La conception du séjour des morts que Platon prête ici à Socrate paraît provenir d’un mélange de traditions. Elle diffère notablement de celle que nous trouvons au XIe Livre de l’Odyssée, bien qu’on y relève aussi quelques réminiscences de ce poème. Mais l’Odyssée ne connaît ni Éaque, ni Rhadamanthe, ni Triptolème, ni Orphée, ni Musée, ni Palamède. Aux vieilles légendes se sont