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APOLOGIE DE SOCRATE

se lassait jamais. Il tenait tête à tout le monde, et il avait toujours le dernier mot.

Les petites gens, à vrai dire, n’avaient pas beaucoup à le craindre. N’étant pas dialecticiens de profession, leur amour-propre n’était guère engagé dans la partie. Avec eux, elle se terminait vite. Ils convenaient de tout, sauf à n’en faire ni plus ni moins. Mais les beaux esprits, les professionnels de la parole ou de l’argumentation, ne s’en tiraient pas à si bon compte. Pour eux, ces interrogatoires de Socrate étaient une épreuve redoutable. Le souci de leur réputation ne leur permettait pas de s’y dérober. Ils auraient eu l’air d’avouer qu’ils n’étaient rien moins que sûrs d’eux-mêmes. Il fallait donc accepter l’entretien, qui s’offrait sans qu’on le désirât. Et, chose grave, un tel entretien, entre de tels interlocuteurs, devenait un spectacle, dans ce milieu où tout le monde aimait à argumenter et à entendre argumenter. Socrate d’ailleurs s’y présentait modestement ; il déclarait ne rien savoir ; il demandait qu’on voulût bien l’instruire. Le plus souvent, il sollicitait une définition. L’homme d’esprit, ainsi provoqué, cherchait et trouvait quelque formule qui lui paraissait heureuse. Alors commençait l’enquête, serrée, subtile, impitoyable. La pauvre formule se disloquait piteusement. Il en fallait vite substituer une autre. Socrate s’y prêtait sans difficulté. Mais, à l’épreuve, la seconde ne se trouvait pas meilleure que la première. Et, ainsi, d’essai en essai, de démolition en démolition, c’était toute la thèse proposée qui tombait en ruine, et la réputation de son auteur n’était pas sans en souffrir. Pourtant, Socrate ne cherchait pas le succès. Seulement, il ne faisait aucune concession aux dépens de la vérité. Avouant volontiers sa propre ignorance sur beaucoup de points, il découvrait sans ménagement celle des autres. Et l’ironie exquise, qui était son arme et qui faisait de ces entretiens un délicieux amusement pour les spectateurs, les rendait plus amers encore à ses victimes.

On comprend qu’avec cette méthode, plus il voulait faire de bien, plus il se faisait d’ennemis. Les trente dernières années de sa vie furent celles où l’orage qui devait l’emporter s’amassa, grossit, jusqu’à ce qu’il finit par éclater.

Un groupe s’était peu à peu formé autour de lui. Ce n’était pas une école à proprement parler, car il n’enseignait pas.